Comment critiquer le chiffrage d’un préjudice ?
Dernière mise à jour : 17 avr. 2021
Détruire est plus aisé qu’instruire.
L’évaluation de préjudice n’échappe pas à ce lieu commun. Quelques réflexes simples suffisent ainsi à disqualifier les chiffrages les moins bien défendus.
Rappelons que, sauf exceptions, le dommage n’est réparable (et ne constitue un préjudice) que dans la mesure où il est certain et évaluable. Aussi est-il tout à fait possible de critiquer la position d’une partie adverse sur sa capacité à évaluer le préjudice qu’elle allègue.
Pour peu que l’on connaisse les bonnes méthodes et que le chiffrage soit lapidaire, il s’agit même d’un axe de critique peu énergivore et particulièrement efficace. Il est pourtant encore bien souvent mésestimé par les avocats.
Dans ces quelques lignes, je souhaite donc vous partager quelques réflexes qui vous permettront de critiquer efficacement les chiffrages les moins solides présentés par vos confrères.
Ces mêmes réflexes vous permettront d’ailleurs d’apprécier la qualité des chiffrages qui vous sont présentés par un expert financer, ou encore d’appréhender la complexité d’un chiffrage particulier.
Quatre éléments distincts doivent être considérés dans une bonne revue critique de chiffrage :
la conformité du chiffrage aux grands principes du droit ;
la méthodologie de chiffrage retenue ;
l’exactitude arithmétique du chiffrage ;
la documentation justificative du chiffrage.
Les grands principes
Un bon chiffrage doit bien évidemment respecter les grands principes du droit, qu’ils relèvent de codes ou d’une jurisprudence constante.
Dans le cadre de l’examen critique rapide d’un chiffrage, il est particulièrement intéressant de vérifier la conformité à trois principes en particulier.
En premier lieu, il convient de s’assurer du respect du principe du contradictoire au sein du chiffrage.
Ce principe impose que le chiffrage soit mené à partir de chiffres consultables par la partie adverse (et, idéalement, annexés au rapport, à l’instar des autres éléments de preuve) et suffisamment développé pour qu’il puisse être reconstitué par cette dernière.
Bien souvent, une analyse rapide de la forme du chiffrage (la méthode de calcul est-elle expliquée ? Les calculs sont-ils détaillés ? Le chiffrage est-il soutenu par des annexes ? ) est suffisante pour se faire un avis sur le respect de ce principe.
En second lieu, il s’agit de s’assurer de la conformité du chiffrage au principe de réparation intégrale du préjudice, constamment réaffirmé par la jurisprudence depuis les années 1950, lequel exige que soit évalué « tout le préjudice, rien que le préjudice ».
Il disqualifie donc tout double chiffrage : une partie ne peut, par exemple, réclamer le coût d’un investissement et les retombées dont il a été privé du fait de cet investissement.
Afin de s’assurer de respecter dudit principe, les experts mènent généralement leurs chiffrages selon une approche différentielle entre situation contrefactuelle (n’eût été le préjudice) et situation réelle.
Si la mise en œuvre d’une telle approche constitue un indice sur le respect de ce principe, il est intéressant de se poser les questions (i) du lien (de causalité) de chaque poste chiffré avec la faute alléguée, (ii) de l’éventuel double chiffrage d’un dommage, et (iii) du degré de la probabilité du dommage futur (une perte de chance ne saurait être évaluée selon les mêmes modalités qu’un gain manqué certain).
Précisons toutefois qu’il existe certaines exceptions à ce principe (pour un préjudice de contrefaçon par exemple [en savoir plus]. En cas de doute, il est donc plus avisé de se reporter aux textes spécifiques traitant du préjudice en question, ou de se référer à un expert financier.
En dernier lieu, il est intéressant de s’interroger sur le respect de l’intention des parties dans le chiffrage, lequel constitue d’ailleurs l’une des principales prérogatives de l’expert judiciaire.
Un exemple : S’il est correct (et conforme à la réparation intégrale) de chiffrer un préjudice de perte de chance de renouveler le contrat lorsque ce dernier possède une clause de tacite reconduction, il est incorrect de le faire dans le cadre d’un contrat à durée déterminée non reconductible.
Dans ce dernier cas, il n’était, en effet, manifestement pas dans l’intention des parties de poursuivre leur collaboration à la fin du contrat.
Une entorse l’un de ces trois principes, comme à n’importe lequel des points abordés dans ce billet d’ailleurs, suffit à disqualifier un chiffrage. Nous recommandons toutefois de faire feu de tout bois dans le cadre d’une critique de chiffrage.
La méthodologie
La méthodologie d’un chiffrage peut se définir comme la manière avec laquelle les principes ci-dessus sont appliqués à un chiffrage particulier (par exemple l’application de l’approche différentielle pour s’assurer de la conformité du chiffrage au principe de réparation intégrale).
Elle revêt donc un fort aspect pratique et porte essentiellement sur le choix des hypothèses, outils et méthodes calculatoires, comptables et financières de chiffrage. Si la critique méthodologique reste l’apanage de l’expert financier, quelques erreurs grossières – et pourtant assez fréquentes – peuvent aisément être détectées.
Citons, tout d’abord, l’absence de justification des méthodes de chiffrage retenues et du choix des hypothèses utilisées. Dans le cadre d’une évaluation financière notamment, maintes méthodes peuvent être utilisées pour un même chiffrage et donner des résultats très différents si leurs hypothèses de construction sous-jacentes ne sont pas fondées sur des données de marché communes.
Une simple vérification formelle – présence de justification des hypothèses, exposition des limites des méthodes employées, etc. – permet de détecter ce point.
Évoquons ensuite l’utilisation erronée du chiffre d’affaires pour calculer le préjudice : il est toujours incorrect de réclamer une perte de chiffre d’affaires brute en tant que préjudice.
Une perte de chiffre d’affaires implique en effet a minima des économies sur les coûts variables de l’entité. Le préjudice correspond donc – au plus – à une perte de marge sur coût variable.
Concluons sur l’absence d’actualisation des préjudices futurs : les règles financières les plus élémentaires imposent d’actualiser (à la baisse) tous les flux financiers futurs à la valeur du flux présent afin de tenir compte de :
la préférence pour la liquidité immédiate : un euro d’aujourd’hui vaut plus qu’un euro de demain (car il peut être réinvesti et rapporter plus d’un euro demain),
l’aversion au risque : un euro d’aujourd’hui est certain et vaut plus qu’un euro demain (qui est par nature incertain ne serait-ce qu’à cause d’éventuels chocs d’inflation).
Toute évaluation d’un préjudice futur ne comprenant pas cette opération d’actualisation est donc incorrecte. Il en va de même pour tout préjudice passé ayant généré une privation de trésorerie, mais dans cas, l’actualisation majorerait le calcul du préjudice. L’argument est donc à double tranchant.
Au-delà des ces quelques éléments, aisément détectables, nous recommandons le recours à un expert financier (l’utilisation du modèle de Black & Scholes pour évaluer un préjudice d’expropriation minière peut certes être incorrecte pour peu que ladite expropriation ne suive pas un processus stochastique en temps discret, mais je doute que vous souhaitiez entrer dans ce type de querelles de chapelle…).
L’exactitude arithmétique
Il s’agit d’une évidence, et pourtant, même dans les chiffrages les plus simples, nous trouvons parfois des erreurs de calcul, que le chiffrage ait été réalisé trop rapidement ou, au contraire, modifié des heures durant.
Il est donc toujours pertinent de refaire les opérations élémentaires présentées. Pour peu que vous releviez une erreur de somme, vous obtenez une arme de décrédibilisation massive.
Bien évidemment la vérification de certains calculs complexes doit être confiée à un expert financier (la bonne application du modèle de Black & Scholes, pour filer notre exemple) mais certains chiffrages ne présentent que des calculs simples.
Si vous n’êtes pas en mesure de vérifier un calcul simple, c’est certainement que la partie adverse n’a pas assez détaillé son chiffrage, qui déroge de ce fait au principe du contradictoire. Ledit chiffrage ne saurait donc être acceptée avant d’avoir pu faire l’objet d’une revue critique de vote part.
La documentation
Précisons d’emblée que tout poste de chiffrage non documenté doit être considéré comme nul. Par ailleurs, toutes les sources documentaires ne se valent pas.
Ainsi, les données opérationnelles utilisées doivent idéalement provenir de tiers, ou être disponibles/vérifiables contradictoirement par les parties.
Les données financières utilisées doivent idéalement provenir de comptes annuels certifiés par un expert-comptable ou un auditeur indépendant, ou, a minima être réconciliées avec ces derniers (si la réconciliation est complexe, nous recommandons de la faire valider par un expert financier).
Les données de marché enfin, doivent provenir d’instituts (FMI, INSEE, etc.) ou d’acteurs reconnus (BLOOMBERG, XERFI, MEDIAMETRIE, etc.).
A noter que dans certains cas, les données nécessaires ne sont pas disponibles car détenues par la défenderesse. Il vaut donc mieux attaquer d’autres aspects du chiffrage sous peine de se voir opposer une injonction à communiquer la documentation détenue.
Conclusions
A partir des quelques réflexes présentés ci-dessous il est possible de porter de sévères critiques sur des chiffrages :
ne respectant pas le principe de réparation intégrale ;
présentant des erreurs de méthodologie grossières (utilisation du chiffre d’affaires au lieu d’un résultat, calcul de frais financiers sans calcul de trésorerie, préjudice futur non actualisé, etc.) ;
dont le calcul n’est pas précisé ;
non documenté ou documenté avec de mauvaises sources.
Rappelons que tout chiffrage souffrant de la moindre de ces critiques n’est théoriquement pas recevable par un juge (de même que l’action qui l’accompagne).
Par contraposée, un chiffrage recevable doit résister à l’ensemble de ces critiques. Nous l’avons dit : détruire est plus aisé qu’instruire. Mais pour ce qui est d’instruire, nous nous tenons à votre disposition.
Nous nous retrouvons la semaine prochaine pour de nouveaux regards économiques sur l’actualité du droit.
