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Considérations sur le lien de causalité

Dernière mise à jour : 17 avr. 2021

Rassurez-vous, je vous épargnerai le latin de cuisine. D’autant que le sujet est byzantin… Passons. Sûrement avez-vous déjà vu mentionné, au détour d’un rapport d’expertise, l’une de ces expressions. Ou, tout du moins, leurs équivalents français : « avec ceci, donc à cause de ceci », « toutes choses égales par ailleurs ».

Il serait surprenant que tel ne soit pas le cas, tant l’analyse toutes choses égales par ailleurs est précieuse dans le cadre d’un chiffrage de préjudice, et tant le recours à la concomitance est devenu un réflexe conditionné chez certains économistes. La bataille de la causalité

La question de la causalité occupe une place singulière dans les considérations sur un préjudice économique.

Précisons d’emblée, qu’à l’instar de la notion de concurrence déloyale '(sur laquelle nous sommes déjà revenus dans ces colonnes [ici]), la notion de lien de causalité n’est pas définie par le Code Civil.

La jurisprudence ne comble pas réellement ce flou juridique, en ce qu’elle précise parallèlement :

  • le caractère fondamental de la démonstration du lien de causalité en tant que condition sine qua none de réparabilité du dommage : un dommage n’est réparable que dans la mesure où il est la conséquence directe d’une faute ;

  • l’appréciation souveraine du juge sur des présomptions de faits notamment tirés (i) de la chronologie des évènements (Com., 23 mars 1999, pourvoi n°96- 22.334), (ii) de la concomitance des faits reprochés et de la chute du chiffre d’affaires (Com., 6 oct.2015, pourvoi n°13-27.419), ou (iii) de l’analyse économique permettant de démontrer le lien entre un comportement et un préjudice.


Pile : la démonstration du lien de causalité est essentielle… dans la mesure où elle ne fait pas l’objet de présomptions. Mesure plutôt importante en ce que de telles présomptions existent pour des préjudices de concurrence déloyale, de dénigrement, d’accident du travail, de pratiques de cartel, et de rupture brutale des relations établies (pour les références, je vous renvoie à la fiche relative au sujet éditée par la Cour d’Appel de Paris la semaine dernière [ici] ).

Face : l’avis du juge est suffisant… dans la mesure où la cour de cassation valide l’existence du lien de causalité.

Et bien évidemment, cette double lecture ne dit rien de fondamental quant à la notion de causalité. Doit-on dégager un lien strict lien de causalité entre la faute et le préjudice ? Ou peut-on admettre qu’une situation exige réparation lorsque la faute est l’une des causes du dommage ?

Plus encore - permettons-nous une une rapide digression philosophique -, peut-on même alors évoquer encore la notion de cause ? Nietzsche écrivait à ce propos :

« Cause et effet : voilà une dualité comme il n’en existe probablement jamais, — en réalité nous avons devant nous une continuité dont nous isolons quelques parties ; de même que nous ne percevons jamais un mouvement que comme une série de points isolés, en réalité nous ne le voyons donc pas, nous y inférons. La soudaineté que mettent certains effets à se détacher nous induit en erreur ; cependant cette soudaineté n’existe que pour nous. Dans cette seconde de soudaineté il y a une infinité de phénomènes qui nous échappent. Un intellect qui verrait cause et effet comme une continuité et non, à notre façon, comme un morcellement arbitraire, qui verrait le flot des événements, — nierait l’idée de cause et d’effet et toute conditionnalité.» [source] [voir aussi]

Si Nietzsche n’est heureusement pas cité dans les rapports d’expertise, les experts économiques et financiers ne s’écharpent pas moins sur la question.

En défense, d’aucuns évoqueront que les turpitudes de la partie adverse pour réfuter une causalité entre dommage allégué et faute. En demande, d’autres n’hésiteront pas à mesurer le lien de causalité entre la faute et le dommage afin d’emporter l’assentiment du juge. Et nous en arrivons à la première de nos deux citations. « avec ceci, donc à cause de ceci »

Une technique économétrique classique pour soutenir une causalité consiste à calculer un coefficient de corrélation linéaire (de Pearson ou de Spearman) entre deux séries statistiques (le nombre de publicités d’un concurrent pratiquant le dénigrement et le niveau de chiffres d’affaires par exemple).

Plus le coefficient est proche de 1 (ou de -1 pour une relation inverse), plus la corrélation est forte. Plus il est proche de 0, plus elle est faible. Pour reprendre notre exemple, un coefficient de -1 établirait que le chiffre d’affaires d’une société diminue dans la même proportion que les campagnes de dénigrement à son égard s’intensifient.

Étant donné que le juge est sensé se faire un avis sur la causalité, en tenant notamment compte de concomitance de la faute avec le chiffre d’affaires, il est tentant d’inférer un lien de causalité à la suite de cette analyse.

Il s’agit toutefois d’un sophisme, généralement désigné par l’expression « Cum hoc ergo propter hoc » (« avec ceci donc, à cause de ceci »).

Ce sophisme consiste à prétendre que si un évènement A est corrélé à un événement B, alors A cause B. En effet, une corrélation positive entre deux événements peut traduire différentes possibilités :

  • il s’agit d’une coïncidence sans incidence sur la causalité ;

  • l’évènement B cause l’événement A (imaginons que ce soit la baisse du chiffre d’affaires de la société qui aie motivé un concurrent à lancer une campagne de dénigrement sur une société en perte de vitesse) ;

  • les événements B et A forment un système auto-alimenté et sont mutuellement la cause l’un de l’autre (le nombre d’œufs est corrélé au nombre de poules) ;

  • Il existe une ou plusieurs variables cachées, pouvant être la cause commue des deux événements.

Cette dernière possibilité est parfois appelée effet cigogne.

Il y a quelques années des statisticiens avaient remarqué que le taux de natalité de communes dans lesquelles nichaient des cigognes était plus élevé que celui du reste du pays. Ce ne sont pourtant pas les cigognes qui apportent les bébés. L’explication réside dans la préférence pour les cigognes à nicher dans des villages ruraux plutôt qu’en milieu urbain (où la natalité est plus faible).

D’ailleurs, saviez-vous qu’il y avait une corrélation linéaire positive entre le rétrécissement des sous-vêtements féminins et le réchauffement climatique ?

Tout recours à la corrélation linéaire – ou à la concomitance – n’est néanmoins pas à proscrire. Il s’agit d’une pièce intéressante à verser au dossier. Mais il ne saurait être suffisant pour établir rigoureusement un lien de causalité entre une faute et un préjudice. Ce qui nous mène à notre seconde citation. « Toutes choses égales par ailleurs »

L’analyse toutes choses égales par ailleurs consiste en l’analyse d’impact d’une variable sur une situation donnée en figeant l’ensemble des autres paramètres. L’on s’assure de la sorte que ladite variable est bien la cause de l’évolution de la situation, dans les proportions données.

Pour ce faire, trois types d’approches sont possibles. Par ordre de robustesse :

  • les approche comparatives, qui ont depuis peu les faveurs de la commission européenne en matière de chiffrage de pratique anticoncurrentielles (lien source) ;

  • les approches économétriques qui consistent à reconstituer un maximum des évolutions de marché (inflation, progrès technologie, intensité concurrentielle, etc.) afin de les retraiter d’une évolution donnée afin de la réduire au seul effet de la variable recherchée.

  • les approches économiques plus théoriques, qui se fondent essentiellement sur des modèles comportementaux (développé par le courant dit « d’économie industrielle » [pour en savoir plus]).

L’intérêt de ces méthodes, est qu’en plus de démonter un lieu de causalité, elles permettent d’établir le juste chiffrage du préjudice. Rappelons une fois de plus dans ces colonnes, que le principe de réparation intégrale du préjudice, tel qu’il est définit par la jurisprudence française, impose de « rétablir aussi exactement que possible l’équilibre détruit par le dommage et de replacer la victime, aux dépens du responsable, dans la situation où elle se serait trouvée si l’acte dommageable n’avait pas eu lieu » .

Concluons ce billet avec quelques mots pour les analyses comparatives, entièrement fondées sur des données empiriques, constituent les méthodes d’isolation les plus robuste (sous réserves de disponibilité des données comparables).

L’on distingue habituellement les méthodes des doubles différences (differences in differences) et des simples différences.

La première – la plus robuste - consiste à établir la différence entre le groupe de contrôle et le groupe traité avant, pendant et après l'introduction du traitement. Autrement dit, il s’agit :

  • travailler dans un premier temps sur les différences temporelles constatées sur un périmètre donné entre (i) la période sur laquelle la faute a été commise (ii) les périodes jouxtant cette dernière ;

  • travailler dans un second temps sur les différences constatées, sur les mêmes périodes, entre un périmètre donné et un périmètre comparable non impacté par ladite faute.

La seconde – la méthode des simples différences – se limite au premier temps de l’analyse précédente. Il s’agit d’une méthode très souvent mise en œuvre pour l’ évaluation de toutes sortes de préjudices économiques.

Elle nécessite toutefois de s’assurer rigoureusement de la comparabilité des périodes avant chiffrage afin de tenir compte, notamment des effets de saisonnalité propre au marché (vente de téléviseurs plus importantes les années de coupe de monde de football par exemple) ou à la conjoncture économie mondiale (flambée du cours de matière première, récéssion économique, etc.).

Dans certains cas simples, de simples différences spatiales ou temporelles peuvent suffire à isoler l’impact étudié. Conclusions

Insaisissable, le lien de causalité est souvent office de tendon d’Achille des demandes en réparation (les démonstrations sur la faute ou le dommage sont généralement plus solides). S’il ne fait pas l’objet d’une présomption légale ou jurisprudentielle (présomptions assez répondu concernant les préjudices économiques), il est la cible privilégiée de critiques spécieuses et de sophismes.

Il existe toutefois des méthodes qui – en complément d’indispensables analyses matérielles – permettent de constituer un faisceau d’indice susceptible d’établir l’existence du lien de causalité aux yeux sinon du juge, du moins de la Cour de Cassation. Nous nous retrouvons la semaine prochaine pour de nouveaux regards, sur l’actualité du droit





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