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Esport : l'ère des franchises

Dernière mise à jour : 5 nov. 2020

700 millions dollars d’investissements sur trois ans. Il s’agit du montant total levé par les vingt-cinq principaux clubs Esport, depuis la bifurcation - à vitesse variable - du secteur vers un système à ligues fermées.



Le Modèle de Riot


Une fois encore, League of Legends a été le fer de lance du secteur. Et une fois encore, Riot a bien fait les choses. En 2017, l’éditeur annonce le basculement de ses championnats américains (LCS) et chinois (LPL) vers un système à ligues fermées très inspiré de la NBA, dont le maître mot est la stabilité.


En bref, les revenus générés par la ligue sont répartis de manière à apporter de la stabilité à trois acteurs.


Les joueurs, d’abord, touchent 35% des revenus générés. Cette règle claire permet de pacifier les relations entre les joueurs et les équipes/franchises (chacun sait exactement ce qu’il va gagner), ainsi qu’entre les franchises entre elles (en limitant les guerres de transferts). En outre, cette règle permet également à Riot et aux équipes/ franchises de prévoir et de maîtriser la masse salariale (salary cap), qui constitue une des charges les plus lourdes des ligues fermées.


Les équipes/franchises, ensuite, touchent 32,5% des revenus générés. Pour moitié, cette somme est également redistribuée entre équipes de la ligue. Couplée à l’absence de relégation, cette mesure permet aux équipes/franchises de prévoir un revenu minimum sur les années à venir indépendamment de leurs performances sportives. Cette visibilité est capitale pour un investisseur, et un souvent un frein à l’investissement dans un système de championnat avec relégations, tel qu’il avait existé dans les LCS de 2013 à 2017, ou tel qu’il existe par exemple dans le football européen. A titre d’exemple, la perte de revenu d’un club de L1 après une relégation en L2 s’élève environ près à 30%.


La seconde moitié des revenus générés à destination des équipes/franchises est redistribuée selon les performances sportives, ce qui permet à Riot de piloter les audiences de la Ligue (à l’instar de la NBA qui accorde des avantages aux clubs les moins performants afin de maximiser le suspense et le spectacle sur l’ensemble de la grande ligue).


Riot, enfin, touche 32,5% des revenus générés au titre de l’organisation, et de la négociation des droits de diffusion de la ligue. Cette part éditeur est d’autant plus importante en Esport qu’elle permet de formaliser le soutien inconditionnel de l’éditeur à son jeu sur plusieurs saisons. Une autre crainte récurrente des investisseurs sur l’Esport concerne en effet les risques de délaissement d’un jeu, voire d’interdiction d’une scène Esport par un éditeur à moyen terme[1].


En outre, cette part éditeur permet de confier la promotion de la ligue et la négociation des droits audiovisuels à une multinationale disposant d’un large pouvoir de négociation. En 2016, Riot avait ainsi négocié avec BAMTECH une exclusivité sur la diffusion des LCS de 300 millions de dollars pour la période 2016-2023. Ces droits ont été renégociés pour un montant non divulgué lors du rachat de BAMTECH par Disney en 2018. Sur la base minimale de 250 millions de dollars sur la période 2017/2023, chaque équipe toucherait en moyenne plus de 8 millions de dollars soit plus de 80% des entrance fees de 10 millions de dollars demandés par Riot en 2017, pour la saison initiale (2018).


Une visibilité sur les revenus et les charges, une diminution de l’impact de l’aléa sportif sur les finances, un engagement fort de l’éditeur, la promesse d’une rentabilisation rapide des entrance fees, une inspiration à peine dissimulée sur la NBA… le modèle des LCS a été taillé pour séduire les investisseurs. Et les investisseurs ont répondus. Dès 2019, pour la deuxième année de la franchise, une course au slot de franchise s’est mise en place. Pour la saison 2019, Riot avait fixé ses expansion fees a 13 millions de dollars (soit 3 millions de dollars de plus que les entrance fees de la saison initiale), et a transformé de ses championnats européen (LEC) et coréen (LCK) en ligue fermée. Cette année 2019, les investisseurs américains sont toutefois allés bien au-delà de 13 millions de dollars d’expansion fees pour acquérir un slot de franchise.


Ainsi, l’équipe l’équipe Evil Geniuses[2] a déboursé 33 millions de dollars pour obtenir le slot vacant de l’équipe EchoFox, soit 3,3 fois les entrance fees demandé par Riot deux auparavant. De son côté, le géant du divertissement américain Harris Blitzer Sports & Entertainment (HBSE) a pris le contrôle de l’équipe Clutch Gaming, propriétaire d’un slot LCS, pour 20 millions de dollars (et une valeur totale estimées à 30 millions de dollars) afin de la fusionner avec sa propre écurie, la team Dignitias qui ne possédait pas de slot. L’équipe ICG enfin, détenue par AEG Worldwide, un autre géant du divertissement américain (propriétaire d'une franchise NBA - tout comme HBSE - ce n'est pas hasard), a racheté l’équipe Optic Gaming (titulaire d’un slot LCS) pour près de 88 millions de dollars.

En moyenne, la valeur du slot à la revente du slot en 2019 était donc plus proche des 30 millions de dollars, que des 13 millions demandés par Riot. Cette augmentation de la valeur du slot, constitue en elle-même, une forte garantie pour les investisseurs car elle leur permet de rentrer dans leurs frais même en cas d’échec du projet. L’équipe, EchoFox, citée précédemment, en est un parfait exemple : malgré sa dissolution à la suite de nombreuses polémiques extra-sportives, les investisseurs ont pu réaliser une plus-value de 23 millions sur la valeur du slot de franchise (en deux ans donc).



Une nouvelle NBA ?


Bien évidemment, nous n’avons pas encore le recul suffisant pour trancher sur la pérennité de cette augmentation mais le précédent de la NBA livre quelques indices. De 1966 (intégration des Chicago Bulls) à 2014 (intégration des Charlotte Bobcats), les expansion fees ont continuellement augmenté, passant de 1,5 à 350 millions de dollars. Cette augmentation exceptionnelle est devenue particulièrement importante à la fin des années 80 et 90, alors que la NBA entrait dans une phase de maturité.


Cette phase de maturité est principalement soutenue par un fort effet générationnel : au début des années 80, la NBA avait plus de trente ans d’existence et était donc connue de plusieurs génération (les fameux 5 – 80 ans). Cette longévité permet également l’émergence de superstars appréciées par une large part de la population (en l’occurrence Larry Bird, Magic Johnson et quelques saisons plus tard Michael Jordan), elles-mêmes catalyseurs de popularité de la ligue, notamment à l’international. D’où, une explosion des droit des diffusion, des revenus et donc des expansion fees.


La valeur d’une franchise dans une ligue en période de maturité est donc considérable. A titre, d’exemple les LA Clippers ont été vendus en 2014 pour près de 2 milliards de dollars. Par rapport à ce montant, que sont 10, 30 ou même 80 millions de droits d’entrées ? L’investissement, dans une ligue naissante telle que les LCS, se justifie donc par un immense potentiel de plus-value. Pour l’heure, League of Legends, et l’eSport en général, ne touche qu’une à deux générations (les 10-40 ans pour ratisser large) mais qu’en sera-t-il dans vingt ans ? D’autant, qu’à la différence de la NBA qui s’est internationalisée dans les années 80-90, l’Esport est d’ores et déjà un phénomène mondial.


Ce modèle justifie-t-il un investissement tous azimuts dans les slots de franchise eSport ? A l’évidence, non. Il n’y a qu’une seule NBA.



La bonne et la mauvaise franchise


Ou, pour le dire autrement, toutes les franchises Esport ne possèdent pas la maturité des LCS. League of Legends est sorti le 27 octobre 2009. C’est un vieux jeu, qui a passé l’épreuve de l’obsolescence technique, et qui justifiait près de dix de pratique Esport assidue et de bonnes audiences au moment de la création de la ligue fermée. A l’inverse, Blizzard a lancé une ligue fermée autour d’Overwatch, un jeu sorti le 24 mai 2016, qui ne disposait des références de League of Legends, et, du reste, n’a pas été aidé par la tarification ambitieuse de son éditeur (entrance fees de 30 millions de dollars pour la saison inaugurale, soit trois fois plus que pour League of Legends qui est un des symboles de l’Esport).


Tous les slots de franchises ne se valent donc pas. Pour autant, l’acquisition de slots de franchises sur différents jeux, publiés par différents éditeurs, relève d’une stratégie de diversification pertinente eu égard à un risque de changement de politique d’un éditeur sur un de ces jeux. De fait, les dix clubs Esport les plus valorisés en 2019 possédaient systématiquement des équipes sur quatre jeux[3], dont au moins deux franchises.


En d’autres termes, la possession d’un ou plusieurs slots de franchises est la clef des valorisations spectaculaires des équipes Esport : selon Forbes, qui s’est fait de longue date une spécialité de l’évaluation annuelle des franchises sportives et qui suit de près le secteur Esport, la valorisation des meilleures clubs Esport était en moyenne de 13 fois (!) leur chiffre d’affaires. De tels niveaux de valorisation s’expliquent en grande partie par le formidable potentiel de développement du secteur (sur le modèle de la NBA comme nous l’avons développé précédemment).


Au-delà de l’indispensable chape d’analyse vidéoludique, il est intéressant de se rapporter aux modèles d’évaluation de slots de franchise existants. D’autant que Forbes présente systématiquement les composantes de ses évaluations de clubs sportifs. Prenons l’exemple des San Antonio Spurs, valorisé 1,8 milliards de dollars par Forbes début 2020[4] : Selon Forbes, 44% de cette valeur économique, soit 793 millions correspondait à la valeur de franchise c’est-à-dire à (i) la valeur nette du slot[5], et (ii) la valeur des revenus de franchises (redistribution des droit de diffusion, transferts, et autres revenus). La fraction de valeur hors franchise des Spurs est liée à la force marketing (vente de maillots notamment, à hauteur de 28%), au stade (dont les franchises sont propriétaires, à hauteur de 20%), et au branding (sponsoring et association, à hauteur de 8%).


Autrement dit, la valorisation des franchises NBA correspond grosso modo aux flux futurs estimés (méthode DCF), et majoritairement à la croissance de ligue (44% de la valeur). Concernant l’Esport, la valeur de la ligue prendra une place d’autant plus importante que peu de clubs Esport sont propriétaires de leurs propres arènes (arènes qui sont, du reste, loin du niveau d’infrastructures et de monétisation d’un stade omnisports), et n’en sont qu’aux balbutiements de leur stratégie de marque[6].


Astralis, la première société Esport introduite en bourse en décembre 2019, l’a très bien compris et s’est basé sur un triptyque : modèle de performance – construction de l’image de marque – développement de la plateforme commerciale. Guild Esports, introduite en bourse en Octobre 2020, a également beaucoup misé sur la performance (originellement la société est experte des jeux de football FIFA et Rocket League) et la notoriété (avec un fort engagement de David Beckham au sein de la structure).


Or, au-delà de toutes considérations de revenus, il est singulièrement difficile de vanter un modèle de performance ou une stratégie de marque qui ferait l’économie de l’acquisition d’un slot au sein d’une ligue fermée, dont la vocation est de rassembler les meilleures et plus populaires équipes au monde. A cet égard, l’acquisition d’un slot de franchise est non seulement le meilleure moyen de lever des capitaux importants en Esport, mais surtout un pilier indispensable à l’élaboration d’une stratégie de développement ambitieuse et crédible à long terme.



L'Esport européen sera-t-il américain ?


Outre-Atlantique, les acteurs de l’Esport ont parfaitement cernés ce modèle, au point d’acheter des slots Esport au sein de franchises européennes (Misfits, Mad Lions et Rogue sont tous trois d’origine nord-américaine). En France, en revanche, un certain manque d’ambition se fait encore ressentir - peut-être à cause de la prégnance du modèle de développement amateurisme du football professionnel. A l’heure où des géants américains de l’Entertainment investissent des millions pour créer des clubs puissants et pérennes, le temps est désormais compté pour que les acteurs européennes puissent prétendre un rôle.

Mais de nombreux investisseurs sont à l’affut. Le jeu en vaut la chandelle.


Good luck, have fun.



#Entertainment, #eSport #Franchises, #NBA, #fundraising


Notes et Références [1] Le modèle des sports traditionnel, notamment le football, a habitué les investisseurs à des investissements à long terme (9/10 ans).

[2] Elle-même, rachetée par la société d’investissement peak6 quelques mois semaines auparavant. [3] 7 jeux en moyenne. [4] Pour un chiffre d’affaires de 285 millions de dollars, soit un multiple de valorisation de 6,3 ; encore important comparé à un multiple traditionnel mais près de deux fois moins élevé que le multiple moyen des meilleurs clubs eSport. Source : https://www.forbes.com/teams/san-antonio-spurs/#596c211d38a2 [5] Pouvant être estimée, a minima, a 350 millions de dollars ; valeur payée par les Charlotte Bobcats en 2004 lors de la dernière expansion de la NBA.

[6] Marque dont la notoriété se développe dans un premier temps essentiellement grâce à ses résultats sportifs, au sein d’une ligue gagnant elle-même en notoriété.

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