Esprit du capitalisme et égalité des armes
Dernière mise à jour : 17 avr. 2021
Chères toutes, chers tous,
AXA, Netflix, Google,Apple, Epic, Orange : force est de constater que, même dans nos billets, les multinationales se taillent la part du lion.
Il faut bien avouer qu’elles ont les moyens financiers, sinon la culture du procès. Les plus zélées d’entre elles ont même la culture de l’asphyxie financière de l’adversaire par le procès (pour rester dans l’esprit de Noël et ne pas donner dans la délation facile, disons qu’elles sont surreprésentées dans les secteurs de l’énergie, de la construction et de la grande distribution…).
Est-ce à dire qu’un combat contre de telles machines à procès est perdu d’avance ? Peut-on vraiment vaincre un géant caparaçonné de bronze d’un seul coup de fronde ?
Actualité d’un mythe biblique.
Le secours du droit
Casuistique de l’égalité des armes
Sans remonter à la déclaration des droits de l’homme et du citoyen, précisons que le droit (français) consacre le droit fondamental à un procès équitable (même niveau d’information et d’accès au débat) et le principe d’égalité des armes.
Plus concrètement, nous avons déjà évoqué à plusieurs reprises dans ces colonnes, des dispositions portant sur les méthodologies de chiffrage prise pour faciliter l’accès à l’information, ou à réduire un délai de procédure de manière à stimuler les demandes en réparations (ou du moins, à réduire leur coût financier).
La semaine dernière nous évoquions, par exemple, les trois présomptions introduites en 2017 dans le droit français par la transposition de la directive 2014/104/EU afin de faciliter les actions de demande en réparations consécutives à des pratiques anticoncurrentielles.
Le mois dernier, nous évoquions les récentes évolutions de la jurisprudence concernant tout le chiffrage de préjudice de concurrence déloyale (possibilité de s’inspirer du droit de la propriété intellectuelle pour le chiffrage, possibilité de chiffrer la faute lucrative pour davantage de possibilités).
Nous aurions également pu évoquer le renforcement du droit de la propriété intellectuelle, ou de l’introduction de la notion de secret des affaires, au cours des années 2010 (avec introduction d’une injonction à produire notamment), qui intéresse au plus haut point les start-ups innovantes aux prises avec les comportements prédateurs de certains grands groupes.
Des pratiques contractuelles encadrées
D’aucuns objecteront que le déséquilibre juridique existe bien en amont du procès, et notamment lors de la rédaction du contrat.
Une grande entreprise, très implantée, bénéficie en effet d’un pouvoir de négociation naturel sur des sociétés plus jeunes qui lui permet de faire accepter de nombreuses clauses (quand ces jeunes sociétés ont bien des ressources à consacrer à la revue et à la négociation de contrats, ce qui n’est pas évident).
S’il est effectivement difficile d’intervenir à ce stade (nous recommandons tout de même la consultation d’un avocat en cas de doute sur la rédaction d’un contrat – les conséquences de la signature d’un mauvais contrat peuvent être dévastatrices), le droit français a tout de même introduit les outils permettant de se dépêtrer de la signature d’un mauvais contrat.
Sans aller jusqu’aux manœuvres dolosives (dont les frontières avec les techniques de négociations sont parfois floues), l’article L442-1 du Code de Commerce dispose par exemple des sanctions concernant :
(i) les clauses octroyant des avantages sans contreparties ou disproportionnés par rapport auxdites contreparties,
(ii) des clauses engendrant un déséquilibre significatif entre les parties.
Les clauses abusives ou léonines sont donc sanctionnées (et généralement réputées non écrites), et cela peut aller jusqu’aux clauses compromissoires (d’arbitrage) souvent introduites dans les contrats de groupes ayant le procès facile.
Historiquement considérées comme neutre, ces clauses sont de plus en plus critiquées non seulement le déséquilibre significatif qu’elles pourraient introduire entre les parties, mais aussi les éventuelles difficultés d’accès au juge, et donc à un procès équitable qui en ressortiraient (l’impécuniosité d’une des parties constituant un handicap certain en cas d’arbitrage).
Pour davantage de développement sur ces sujets, nous vous recommandons l’ouvrage suivant : le faible et l’arbitrage.
Rappelons simplement que par un arrêt du 30 septembre dernier (n°18-18.241), la Cour de Cassation a écartée une clause compromissoire contenue d’un contrat de consommation européen comme abusive. En l’espèce, l’arbitrage a donc été reconnu forcé lorsqu’ils concernent des consommateurs et des non-professionnels (société ne contractant pas dans le strict cadre de leur objet social). [Source]
Frais de procédures : de vraies solutions à de faux problèmes
Reste que l’engagement d’un avocat de renom est onéreux, et que l’élaboration d’une cellule dédiée au contentieux (avec, en plus de l’avocat, des experts de partie techniques et financiers, ainsi qu’un conseil en communication) demeure un luxe que seuls les grands groupes peuvent se permettre.
La question financière est souvent un faux problème (avec des conséquences bien réelles certes : de nombreuses sociétés triomphent grâce à la résignation de la partie adverse, voire par asphyxie financière).
Pourtant, si au fond, l’affaire est gagnante, nul doute que la victime trouvera des défenseurs.
D’autant que la bonne pratique veut que les frais et dépens soient intégralement supportés par la partie en tort (rappelons tout de même que l’article 700 du Code de Procédure Civile dispose un jugement en équité quant à la répartition des frais et dépens - le règle dépens à charge de la partie condamnée souffre donc d’exceptions ).
De nos jours, les avocats travaillent toujours davantage sur la base d’honoraires au succès, voire au forfait, et non plus à l’heure. Si cette pratique demeure plus rare pour les experts financiers, elle n’est pas non plus impossible (nous-même travaillons d’ailleurs parfois sur la base d’honoraires au succès).
Dans cette logique, c’est-à-dire si la partie adverse compte essentiellement sur l’asphyxie financière pour triompher, le coût du dossier – qu’il s’agisse du prix payer par la victime pour engager des conseils, ou des heures passées par ces conseils à instruire (à moindre prix) ledit dossier – doit être considéré comme une avance récupérable.
Certains acteurs de la sphère financière s’intéressent d’ailleurs de plus en plus précisément au financement de procès de ce type ; lesquels permettent de servir des rendements élevés pour un risque mesuré.
Cette pratique, déjà assez courante outre-Atlantique ou dans les gros arbitrage internationaux, est amenée à se développer à moyen terme, et nul doute que nous en reparlerons dans ces colonnes dés l’année prochaine
Enfin, signalons que des actions de groupe, minorant considérablement les frais de procès individuels, sont d’ores et déjà accessibles et vont être améliorées dans les mois à venir (un intense trilogue entre le Parlement le Conseil et la Commission Européenne existe sur ces sujets et a abouti à plusieurs projets depuis 2019).
Conclusions
Un coup de fronde bien placé suffit donc toujours à terrasser un colosse armuré d’airain.
Certains grands groupes sont certes rompus au procès, mais ils ne sont pas pour autant invincibles. Il s’agit d’une croyance limitante d’autant plus pernicieuse qu’elle est autoréalisatrice : la résignation est la meilleure alliée de la stratégie d’asphyxie financière.
Avec de la résilience et de la conviction, il est au contraire possible ou de faire financer son procès par un fonds spécialisé, ou de monter une action de groupe, ou encore de s’entourer de conseils prêts à travailler au succès sur un cas victorieux.
D’autant que les législateurs sont très conscients de ces types d’enjeux et n’ont cessé d’intégrer des déclinaisons du principe d’égalité des armes dans le corps juridique depuis une grosse décennie.
Sur ce, je vous souhaite un excellent second réveillon.

Nous nous retrouvons l’année prochaine pour de nouveaux regards économiques sur l’actualité du droit.