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L'investigation financière dans un cadre contentieux

Quelques éléments de contexte


Fonctionnement de l’écosystème


Smart Tréso est un fonds commun de titrisation (FCT) lancé en 2016 et dédié à l’affacturage : schématiquement, les investisseurs finançaient donc les besoins de trésorerie d’une clientèle de PME (moyennant un escompte) et obtenaient un rendement au paiement des différentes factures.


Comme tous les fonds d’investissement, Smart Tréso :

  • a été fondé par un dépositaire, responsable de la tenue de la comptabilité du fonds d’investissement ( ;laquelle doit être révisée et validée par un commissaire aux comptes) ;

  • était géré par une société de gestion (en l’occurrence Eurotritrisation, une entité contrôlée par le Crédit Agricole, Natixis,BNP Paribas et Axa), chargée de faire travailler les fonds afin d’atteindre le rendement prévu ;

  • était couvert par un assureur-crédit (la société Atradius), chargée de couvrir certains risques financiers.

À noter que le dépositaire du fonds est tenu de s’assurer de la régularité des décisions de la société de gestion, et de mettre en place des procédures de contrôle pour s’assurer des procédures internes suivies par la société de gestion, ainsi que de la comptabilité de l’organisme de titrisation.


Contrairement à d’autres fonds (mais comme d’autres) , Smart Tréso était en outre :

  • conseillé par la société Smart Tréso Conseil (filiale d’Entrepreneur Invest) qui l’épaulait dans le choix de ses investissements ;

  • promu auprès d’investisseurs (essentiellement des professionnels) par des conseils des conseils intermédiaires en investissement (CIF), qui proposaient un système d’obligation à court terme (un semestre ou un an).

Concrètement, la société de conseil société Smart Tréso Conseil sélectionnait des PME désireuses de céder leurs créances commerciales en échange de liquidité immédiates, puis les présentait à la société de gestion Eurotritrisation.


La société de gestion Eurotritrisation décidait ensuite d’acquérir certaines de ces créances et de les mutualiser dans le fonds ; lequel émettait des obligations en retour.


Origine du contentieux


Or, l’une des principales sociétés pourvoyeuses de créances commerciales (selon les fuites de la presse la société L2V ascenseurs) émettait de fausses factures depuis plusieurs mois.

Si bien, que quand l’affaire a été révélée aux investisseurs le 24 février 2021, 37 millions d’euros d’encours sur les 156,3 millions totaux (soit 23,67% des encours).


La société de gestion Eurotritrisation prétend avoir pris des mesures conservatoires dès septembre 2020, lorsqu’elle a reçu les comptes de la société frauduleuse… ce qui implique, qu’auparavant la société de gestion avait accepté les créances sans même disposer des comptes de la société concernée.


Depuis le 24 février 2021 et faute de solution de continuation, la société de gestion a pris la décision d’entrer en phase de désinvestissement (ou de gestion extinctive) menaçant le remboursement de 23,67% des obligations.


Précisons que Atradius, l’assureur-crédit du véhicule financier, ne couvre pas les pertes du fonds en cas de fraude.


Dans ce contexte, le recours à l’expertise privée présente un double intérêt :

  • d’une part, en termes d’investigation financière permettant d’étayer les preuves et analyses concernant les fautes et responsabilités des différents acteurs dans cette affaire ;

  • d’autre part, pour chiffrer le quantum des préjudices économiques subis par les investisseurs dans cette affaire.


L’investigation économique et financière dans le cadre d’une expertise privée


Recueil de la documentation idoine et recherche des responsabilités


En premier lieu, l’expert doit prendre connaissance de documents réglementaires et légaux afférents au sujet, de l’ensemble des échanges, contrats et procès-verbaux entre les parties publiquement disponibles (auprès de l’AMF) ou détenues par ses clients / son avocat partenaire afin de fixer les différents niveaux de responsabilité dans cette affaire.


En l’espèce les investisseurs de Smart Tréso sont en droit d’obtenir un certain nombre de documents relatifs à la gestion du fonds. L’article 8 des instructions AMF sur les organismes de titrisation précise ainsi :


“ Tout investisseur peut obtenir, sans frais dès leur publication, auprès de la société de titrisation ou, dans le cas d’un fonds commun de titrisation, de la société de gestion, les comptes rendus d'activité. "[Source]


Parmi l’information périodique que le fonds à l’obligation d’émettre figurent documents comptables, rapports de gestion et comptes rendus d’activité semestriels et annuels.

Sur la base de cette documentation, l’expert réalisé généralement une cartographie des protagonistes, et mène une analyse (de l’évolution) des responsabilités contractuelles et extracontractuelles (délictuelles) de chacun.


Recherche des preuves financières de manquements des différents acteurs


Dans cette affaire, les fautes et manquement peuvent être divers : inexécution des obligations réglementaires et légales en matière de communications aux investisseurs ou de mise en place de procédures relatives à la constitution du fonds, complaisance voire collusion entre les acteurs, manquements à certaines obligations contractuelles des acteurs, faut de gestion des mandataires.


L’analyse des éléments réglementaires, comptables et financiers permettra de mettre à jour des (faisceaux d’) indices, voire des preuves de tout ou partie de ces fautes et manquements.


Au cas d’espèce, l’expert devra analyser a minima :


- les transactions, liens capitalistiques ou personnels entre les différents protagonistes, notamment à travers l’étude des écritures comptables, mais aussi de connexions personnelles (avec un peu de recherche sur le cas d’espèce vous trouverez facilement trace d’un changement de poste de l’actionnaire au deuxième degré de la société qui émettait - les fausses factures vers Entrepreneur Invest, actionnaire de la société de conseil du fonds Smart tréso…) ;


- la date de mise en place de mesures concrètes par la société de gestion, via l’étude du rapport de gestion et des procès-verbaux des organes de gouvernance du fonds (révélant - les engagements et mesures prises par le fonds), ainsi que l’évolution des provisions et dépréciations (pour clients douteux) passées en comptabilité ;


- l’évolution du taux d’emprise des créances frauduleuses sur le portefeuille, à travers la reconstitution de bilans semestriels depuis la création du fonds, ainsi que l’évolution du portefeuille / la ventilation des créances présentée dans le rapport de gestion et la comptabilité ; notamment l’évolution de ce taux d’emprise au regard des risques et alertes présentés par la société fraudeuse au même moment (anomalies comptables, demandes de prorogation de publications des comptes, démissions des commissaires aux comptes, etc.) ;


- la pertinence des orientations de fait et des décisions de gestion prises au regard de l’évolution de la valeur nette des actifs (net asset value) du fonds ;


- les éventuelles tentatives de dissimulation de la situation, notamment à travers l’analyse des modifications de comptabilisation ou des changements de règles et méthodes comptables ;


- la conformité (et l’application) de l’ensemble des procédures mises en œuvre par les différents acteurs avec les obligations légales et réglementaires applicables.


À l’issue de ces analyses, l’expert pourra répondre aux questions suivantes :

  • Les dépositaires ont-ils mis en place les procédures de suivi et de contrôle nécessaires à l’encadrement de la société de gestion, au suivi comptable du fonds et à la détection de fraude à la facture (au sens de l’arrêté du 3 novembre 2014 relatif au contrôle interne des entreprises du secteur de la banque, des services de paiement et des services d'investissement soumis au contrôle de l'Autorité de contrôle prudentiel et de résolution ) ?

  • les auditeurs (Altares et Ellisphère) ont-ils mené toutes les diligences entrant dans le cadre de leur mission ? Sont-ils intervenus régulièrement sur la société frauduleuse ?

  • la société de conseil a-t-elle mis en œuvre des diligences raisonnables en ce qui concerne la détection de fraudes dans cette affaire ?

  • y a-t-il des liens capitalistiques ou personnels entre les différents intervenants, susceptibles de révéler escroquerie en bande organisée, conflit d’intérêts, collusion ou complaisance dans cette affaire ?

  • la société de gestion a-t-elle rempli ses engagements contractuels envers les investisseurs ? Et plus encore, a-t-elle mené une gestion saine du fonds d’investissement ? En particulier, quelle procédure a-t-elle mis en place concernant l’acceptation d’une créance ? Le taux d’emprise de la société frauduleuse sur l’encours total est-il raisonnable au regard des pratiques de marché ? Comment a-t-il évolué au fil des informations en possession de la société de gestion.

  • la société de gestion a-t-elle pris des mesures dès connaissance de la fraude ? A-t-elle révélé cette dernière à ses actionnaires conformément à son contrat / aux bonnes pratiques du secteur ?


Un mot sur le quantum du préjudice économique


Le droit français de la responsabilité civile est porteur d’un principe de réparation intégrale, sans cesse réaffirmé par la jurisprudence de la Cour de cassation. Celle-ci juge régulièrement que « le propre de la responsabilité civile est de rétablir aussi exactement que possible l’équilibre détruit par le dommage et de replacer la victime, aux dépens du responsable, dans la situation où elle se serait trouvée si l’acte dommageable n’avait pas eu lieu » . (civ. 2ème, 28 octobre 1954, Bull. civ. II, n° 328.)


Selon les conclusions de l’expert sur l’analyse des responsabilités et des fautes dans cette affaire, cet équilibre sera différent :

  • en l’absence de fautes des sociétés de gestion, du dépositaire et ou des sociétés de conseil, les investisseurs auraient probablement obtenu le retour sur investissements prévus par leur contrat / le règlement des fonds à échéance de leurs obligations (a priori 1,35% annuel pour un placement à un an et 1,05% annuel pour un placement à six mois) ;

  • en cas de parfaite communication des CIP en revanche, certains investisseurs auraient probablement refusé d’investir dans ce projet. Dans ce dernier cas, il s’agit donc d’évaluer, pour chaque investisseur, la différence entre la moins-value latente effectuée sur l’obligation et la plus-value latente dégagée sur l’ensemble de son portefeuille (éventuellement corrigé pour conserver un niveau de risque homogène sur le portefeuille – selon la théorie du Portfolio de Markowitz) ;

  • en cas de détection rapide du problème par les commissaires aux comptes du fonds, les investisseurs auraient peut-être pu retirer leur investissement avant que les créances frauduleuses n’aient trop d’emprises et auraient pu les réinvestir (à la rentabilité moyenne de leur portefeuille).

Toujours est-il qu’il convient de distinguer dans le chiffrage :

  • la perte subie (plancher indemnitaire incontestable), à savoir la moins-value voire la perte de l’investissement initial (selon le profil de chaque investisseur) ;

  • le gain manqué, à savoir le rendement promis ou le rendement alternatif qu’aurait pu réaliser chaque investisseur.

Conformément au principe de réparation intégrale du préjudice, ce chiffrage devrait être complété d’éventuels intérêts compensatoires de privation de trésorerie dans le cas où la date de remboursement des obligations était prévue avant la date de jugement envisagée.


Rappelons que tout préjudice survient sur une temporalité bien précise, passée ou future, et doit, selon la bonne règle financière, être actualisé à date de jugement.


Ainsi les préjudices passés doivent-ils systématiquement être capitalisés – a minima au taux de placement sans risque – afin de réparer la privation de trésorerie que leur réparation des années plus tard (à date de jugement) engendre.


Conclusions


Si le chiffrage de préjudices économiques complexes demeure le principal attrait de l’expertise économique et financière privée, cette dernière peut toutefois apporter des ressources à l’avocat en matière de caractérisation de la faute dans des affaires financières techniques.





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