L’obligation de mitigation : une révolution en matière de chiffrage ?
Il n’a pas pu passer par la porte, alors il est entré par la fenêtre. Le terme mitigation a été repris de l’anglais pour désigner – en français - des systèmes de mesures d'atténuation d'effets porteurs de risques écologiques.
Pourtant, le mot anglo-saxon désigne avant tout l’obligation juridique d’une partie de prendre les mesures raisonnables pour ne pas aggraver son préjudice (« duy to mitigate the damages »).
Mais ce tort pourrait bientôt être réparé.
Vers la fin de l’exception civiliste ?
Commençons par la fin de l’histoire : le projet de réforme de la responsabilité civile, initié en 2017 et réactivé en 2020, porte une obligation de mitigation des dommages relevant de la responsabilité extracontractuelle.
Ce faisant, le droit français s’alignerait sur le droit anglo-saxon, mais aussi sur certains droits de tradition civiliste (le droit allemand avec son obliegenheit (« incombance ») évidemment, mais aussi les droits suisse, italien voire belge) et sur un grand nombre de traités internationaux (notamment la Convention de Vienne, régulatrice du commerce international).
Au sein d’économies toujours plus interconnectées, cette évolution apparaît inévitable. Elle est d’autant plus radicale que la Cour de Cassation est, jusqu’alors inflexible, sur ce sujet (voir par exemple Cass. crim., 27 sept. 2016, no 15-83309, PB).
La Cour de Cassation estimait, en effet, l’obligation de mitigation incompatible avec le droit français en raison (i) de la liberté de l’individu à disposer de son corps (au nom de laquelle il n’est pas tolérable de lui imposer des traitements visant à mitiger un dommage corporel) et (ii) du principe de réparation intégrale du préjudice, déjà souvent évoqué dans nos colonnes.
Si la première de ces incompatibilités est évidente, la seconde est plus discutable.
Certes, le principe de réparation intégrale du préjudice exige de réparer tout le dommage depuis sa survenance jusqu’à la décision judiciaire, mais uniquement dans la mesure où le lien de causalité est évident entre la faute initiale et le dommage aggravé.
Autrement dit, il ne s’agit pas de réparer intégralement le dommage subi mais le dommage causé.
Deux situations existent donc :
celle ou le dommage subi correspond au dommage causé, auquel cas il contrevient au principe de réparation intégrale d’exiger une mitigation du dommage (car tout le dommage est causé par le fautif et doit donc être réparé);
celle ou le dommage subi correspond à une aggravation du dommage causé, auquel cas principe de réparation intégrale du préjudice et mitigation du dommage sont tout à fait conciliables.
Pourtant, même dans cette seconde situation, demeure une incompatibilité de philosophie entre la responsabilité civile (individuelle) se limitant à réparer le dommage causé par autrui, et la responsabilité « collective » sous-tendant l’obligation de mitiger son dommage, permettant au fautif, aux assureurs et à l’ensemble de l’économie de minimiser l’impact de la faute.
Quelle incidence en matière de chiffrage ?
Si toutefois, le corps législatif français, souhaitait, à l’instar de plusieurs autres pays de tradition civiliste, évoluer vers une philosophie de responsabilité « plus collective », le principe de mitigation du préjudice trouverait sa place au moins en matière de droit économique et commercial.
Un tel changement ferait sans nul doute évoluer la pratique du droit des affaires (le non-respect de l’obligation à mitiger constituerait une faute, qui devrait faire l’objet d’une démonstration par la partie défenderesse, avec toutes les nouvelles écritures et jurisprudences que cela entraînerait).
En matière d’évaluation du préjudice, le changement serait probablement beaucoup moins brutal : dans nombre de contentieux (notamment en matières de pratiques anticoncurrentielles), les experts financiers ont l’habitude de mener des évaluations « toutes choses par ailleurs » afin d’isoler le préjudice causé des autres effets, relevant de l’évolution du marché.
Ces méthodes (plus longuement évoquées dans cet article) permettent tout à la fois de démontrer un lien de causalité que d’établir un juste chiffrage du préjudice, et reposent sur des approches économétriques et statistiques paramétrables.
L’introduction de l’obligation de mitigation entrainerait donc très probablement une adaptation des modèles existant, par l’intégration de paramètres propres aux mesures prises par la victime (pour minorer son préjudice) aux paramètres de marché déjà existant (inflation, progrès technologique, intensité concurrentielle, etc.).
Plus basiquement, une approche différentielle de la mitigation (dommage lié à la mitigation = valeur du préjudice en l’absence de mitigation – préjudice réel) calquée sur l’approche différentielle classique du dommage (ampleur du dommage = performance financière en l’absence de dommage – performance réelle) serait parfaitement défendable.
Au reste, la distinction entre préjudice causé et préjudice subis est déjà maniée par les experts. Ces derniers n’hésitant pas à défendre leur client en faisant valoir les piètres résultats financiers de la demanderesse lorsqu’elle est seule responsable de ses turpitudes.
Conclusions
L’entrée en vigueur d’une obligation de mitigation du préjudice économique constituerait une évolution philosophique majeure pour la France – dernier bastion d’un droit civil intransigeant à cet égard – et susciterait des évolutions sur plusieurs pans du droit des affaires.
Concernant le chiffrage du préjudice en revanche, il s’agirait simplement d’adapter et de perfectionner les outils existants visant à isoler la valeur du préjudice.
En ce sens, il ne s’agirait que d’une confirmation de l’approche portée par le droit européen (notamment concernant des pratiques anticoncurrentielles) de détermination d’un préjudice complexe par isolation de ses composants.
