Le dommage : quels intérêts ?
Introduction au calcul des intérêts compensatoires et moratoires
Nos clients parlent plus souvent de « dommages et intérêts » que de « réparations ». Si cette simplification est pratique, elle entretient une certaine confusion sur la nature des dommages et des intérêts.
Sur la base d’une définition purement juridique, l’on pourrait dire que les dommages constituent une altération volontaire ou non, causée par un tiers, d'un bien ou d'un droit appartenant à la victime, ayant pour résultat une perte de valeur ou la perte d'une chance. Les intérêts correspondant alors à tous les autres postes de préjudices.
Cette définition méconnaît toutefois l’existence de deux grandes catégories d’intérêts, de nature radicalement différente : les intérêts compensatoires et les intérêts moratoires. Les intérêts compensatoires Principe Comme leur nom l’indique, les intérêts compensatoires visent à « compenser » ou à « réparer » un préjudice subi. Directement lié à un préjudice, il se rattache donc grandement à la notion de dommage.
À ceci près, qu’il caractérise un dommage par ricochet : la privation de trésorerie (ou l’aggravation d’un déficit de trésorerie).
Un exemple. Imaginez-vous gérant d’un commerce de prêt-à-porter. Du fait de dénigrements répétés de votre principal concurrent, vous avez bouclé l’exercice 2017 avec une marge sur coûts variables inférieure de 100 k€ à celle des autres exercices.
Votre dommage principal correspond à ce gain manqué de 100 k€. Il s’accompagne toutefois du préjudice supplémentaire induit par une privation de trésorerie de 100 k€. C’est en exagérant qu’on démontre : supposons que vous investissiez, chaque exercice, l’intégralité de votre bénéfice dans l’achat de Bitcoin.
La privation de trésorerie engendre donc un non-investissement de 100 k€ dans la cryptomonnaie début 2018 (le cours était alors à 11 k€) ; ce qui correspond à la perte d’une plus-value considérable (considérant un Bitcoin à 36 k€ à l’heure actuelle).
Dans les faits, les intérêts compensatoires de la privation de trésorerie sont calculés sur évidemment la base d’hypothèses bien plus prudentes (généralement taux de placement sans risque, ou taux de rentabilité des capitaux investis).
Concrètement, les intérêts compensatoires doivent être calculés sur l’ensemble des préjudices impliquant une véritable privation de trésorerie (un préjudice d’actionnaire basé sur la perte de chance d’effectuer meilleur placement ne donne donc pas forcément lieu à intérêts compensatoires) de la date de survenance du préjudice jusqu’à la date de jugement laquelle le préjudice sera réparé.
Les experts judiciaires arrêtent généralement le chiffrage (leur rapport) à meilleure date avant la date de jugement. Quel taux retenir ? Les intérêts compensatoires sont donc déterminés par capitalisation du préjudice, c’est-à-dire application d’un taux de capitalisation aux montants des dommages. À notre avis, deux taux peuvent être essentiellement retenus. Le taux interbancaire de placement sans risque (en général l’Euribor à dix ans), éventuellement augmenté de deux points, qui suppose que la trésorerie dont la victime a été privée aurait été placée. Il s’agit d’un taux plancher.
Le taux de rentabilité des capitaux investis (ROCE) en cas de réinvestissement important du bénéfice dans l’activité.
Cette méthode peut correspondre, soit à une situation de réinvestissement classique des bénéfices dans l’entreprise (auquel cas il conviendra de conditionner la méthode à l’absence de versement de dividendes trop important) , soit à une situation d’investissement alternatif dans un autre projet du groupe (auquel cas il conviendra de démontrer que ledit projet affiche bien le niveau de rentabilité des capitaux investis escompté).
Dans le cas d’une aggravation du déficit trésorerie, il est possible de se baser sur le taux minimum d’emprunt pour un professionnel du secteur. Ce faisant, l’évaluateur fait l’hypothèse que l’aggravation du déficit de trésorerie a obligé la société a contracté un « emprunt forcé » pour poursuivre son activité.
Nous avons déjà vu utilisé, pour le calcul des intérêts compensatoires, le taux d’intérêt légal – ce qui témoigne d’une confusion entre les deux calculs d’intérêts, cf. infra – et le coût moyen pondéré du capital ou taux d’actualisation, - ce qui constitue une erreur méthodologique fréquente.
Le coût moyen pondéré du capital reflète, en effet, la rentabilité espérée par les pourvoyeurs de fonds et non pas la rentabilité réelle des capitaux investis sur laquelle les intérêts compensatoires devraient être basés pour entrer dans le paradigme de la réparation intégrale du préjudice (« tout le préjudice, rien que le préjudice »).
Précisons, enfin, qu’il convient de pratiquer l’anatocisme (ou intérêts composés) sur le calcul des intérêts compensatoires : la victime n’a – en effet – pu placer ni la trésorerie dont elle a été privée, ni les intérêts qu’aurait engendré un tel placement. Les intérêts moratoires
Ces intérêts courent de la date de jugement (ou de sentence arbitrale) entérinant les réparations, à la date du paiement effectif.
De ce fait, le taux d’intérêt légal sur créances professionnelles, qui sert à fixer les pénalités de retard de paiement lors d’une transaction commerciale, est tout recommandé pour le calcul des intérêts moratoires.
En droit français, le taux d’intérêt légal constitue d’ailleurs un droit par défaut de la victime / du créancier (même si le juge ne s’est pas prononcé sur le sujet). Dans la pratique arbitrale, en revanche, ce taux est discrétionnaire et souvent fixé sur la base du taux d’intérêt sans risque.
S’agissant d’un taux à vocation incitative, il est naturellement plus efficace de pratiquer l’anatocisme.
Conclusions
En matière judiciaire, la notion de taux d’intérêts recouvre donc deux instruments aux logiques très différentes : l’un constituant un moyen d’évaluation des dommages subis, et l’autre une incitation à la réparation rapide desdits dommages.
S’il s’agit souvent – mais pas toujours – de points de détail dans un chiffrage de préjudice, une erreur sur ces questions peut décrédibiliser l’ensemble d’un rapport.
