Le renouveau manqué du foot business
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Vous avez certainement entendu parler de l’annonce en fanfare, puis de la suspension tumultueuse trois jours plus tard, de l’aussi médiatique qu’éphémère Super League.
D’aucuns (politiques, fédérations, clubs, joueurs, média, etc.) se sont indignés – à juste titre – que ce projet de ligue fermé allait à l’encontre de plus d’un siècle d’histoire du football. Autant se sont scandalisés – à titre plus discutable – que ce projet allait créer une caste régnante sur le football européen.
Ce second argument est trompeur. En quoi les clubs fondateurs de la Super League auraient-ils besoin de créer une compétition dédiée pour régner sur le football européen, alors qu’ils cumulent près de 90% des sacres en Ligue des Champions depuis 1992 (le Bayern Munich ayant d’ailleurs raflé la majorité des titres restant) ?
La raison de la création d’une ligue semi-fermée réside ailleurs.
Les lendemains qui chantent
L’argent alors ? Forcément.
Mais il ne s’agit pas (seulement) de l’arrivisme éhonté que certains ont eu beau jeu de souligner. L’enjeu financier se joue sur deux terrains.
À l’aller, bien évidemment, celui de la répartition de droits de diffusion et de merchandising florissant encaissés et redistribués par l’UEFA.
A titre d’exemple 3,7 milliards d’euros pour les compétitions européennes de 2018/2019 ; redistribués entre les clubs participants à hauteur de 3 milliards.
Au retour, surtout, celui de la recherche d’un modèle financier soutenable à long terme. Jusqu’à présent, le football professionnel s’est en effet développé sur la base :
des apports d’actionnaires aux visées extra-financières, ou du moins « extra-rentables » : qu’il s’agisse de véritable mécénat, de recherche d’image, de logique territoriale de partenariats économiques locaux, d’objectifs géopolitiques (le Qatar au PSG), ou d’une volonté de sécuriser des fonds (au-delà du blanchiment, il ne faisait par exemple pas bon pour un oligarque d’avoir sa fortune en Russie dans les années 2000)
de logiques de leviers appuyées, sur une croissance apparemment infinie des résultats qui s’explique notamment par la profondeur du marché des fans de football dans le monde (de loin le sport le plus regardé, sur tous les continents), selon lesquelles l’endettement pour la construction d’un stade, le transfert toujours plus onéreux d’une ou plusieurs stars, ou l’investissement dans des tournées à l’étranger, apportera nécessairement un retour sur investissement à long terme.
des logiques de trading de joueurs, de clubs satellites et de championnats tremplin, fondées sur l’inflation provoquée par les afflux de capitaux évoqués précédemment.
Tout le modèle est donc basé sur une fuite en avant : demain le football générera toujours plus d’argent, passionnera toujours plus de spectateurs et attirera toujours plus d’investisseurs qu’aujourd’hui, ce pour quoi il est forcément intéressant d’investir toujours plus aujourd’hui pour constituer la meilleure équipe.
À l’instar d’une bulle spéculative, il s’agit d’un modèle particulièrement instable. Un ralentissement de l’augmentation des droits de diffusion, un marasme sportif, un dégonflement du marché des transferts, sont autant d’éléments pouvant mener à son effondrement.
Et si certains signes courent depuis plusieurs années (le projet de réforme de la ligue des champions ne trompe pas : il faut désormais faire jouer davantage de matches pour négocier de meilleurs droits… ce qui n’a pas été le cas dans les décennies précédentes), la pandémie de la covid-19 a forcément tout accéléré.
La fermeture des stades a provoqué une perte durable des revenus liés à la billetterie, aux espaces publicitaires et commerciaux intégrés dans le stade et – pour partie – au merchandising.
La suspension de certaines compétitions a provoqué une perte de trésorerie inopportune (voire une perte sèche dans le cas de la ligue 1 avec l’affaire Mediapro). La fragilité financière des clubs et l’incertitude ont provoqué un net dégonflement du marché des transferts 2020, qui devrait probablement se poursuivre en 2021.
Cette perte de chiffre d’affaires a été dramatique pour la plupart des clubs européens, dont le business model repose totalement sur une logique d’hypercroissance, et qui ne maîtrisent ni leurs dettes ni leurs charges (en premier lieu la masse salariale, l’objectif étant de conserver ou d’attirer des stars à tout prix, mais plus généralement toutes les charges « parasites » que des années de gestion peu regardante ont permis d’accumuler).
Sous ces auspices, le projet de la Super League et l’investissement de 4 à 6 milliards de dollars (dont 3,5 promis immédiatement aux clubs fondateurs) de la banque américaine JP Morgan doit davantage être vue comme une bouée de sauvetage, qu’une volonté de trahir.
Les investisseurs qui déchantent
Et l’annonce d’une ligue (semi)-fermée prend son sens. Le modèle de la Super League, est clairement inspiré du modèle, de la NFL ou de la NBA qui ont les faveurs des banques et investisseurs outre-Atlantique.
Si le modèle de la NBA a la faveur des investisseurs, c’est parce qu’elle offre une grande sécurité financière aux investisseurs en décorrélant une partie de la répartition des revenus du mérite sportif, et notamment en empêchant – par nature – toute relégation (ou non-participation à une compétition européenne).
Si la relégation (ou la non-participation) est généralement vécue par les supporters d’un club, elle est une hantise pour un investisseur financier sérieux.
Ainsi, la relégation d’un club de ligue 1 en ligue 2 se traduit-elle par une perte de revenus de 30% (et presque autant au niveau de la marge), comme l’a d’ailleurs certainement appris à ses dépens le fonds américain King Street qui avait investi dans le club des Girondins de Bordeaux…
Cette approche, se double toutefois par une approche de l’équité et du sens sportif, totalement différente en NBA et en Europe.
La NBA propose, ainsi, des mécanismes internes permettant d’assurer une certaine équité sportive ; qu’il s’agisse de rémunérer davantage les franchises ayant réalisé les moins bons résultats sportifs, ou de leur accorder les premiers choix à la draft de joueurs universitaires prometteurs.
Dans cette logique, il s’agit donc davantage de garantir une certaine égalité des armes chaque saison, plutôt que de récompenser le mérite d’un vainqueur ou d’un qualifié.
Si l’approche est radicalement différente, la NBA n’est donc pas nécessairement beaucoup plus fermée que la Ligue des Champions (depuis l’arrêt Bosman, il y a par exemple eu 11 clubs champions d’Europe différents, contre 10 champions de NBA différents sur la même période).
L’autre grande vertu du modèle de la NBA est d’encadrer la concurrence financière que se livrent les clubs (en fixant notamment un salary cap que les franchises ne peuvent pas dépasser). Ce qui permet non seulement une certaine répartition des franchise players dans les différentes franchises de la grande ligue, mais aussi de limiter l’inflation salariale.
Et donc d’éviter la fuite en avant non maîtrisée qui, avec la Covid, a précipité le football européen dans la crise.
Les écuries d’Augias
La mise en place d’un tel changement de paradigme, rationnel d’un point de vue financier et justifiable d’un point de vue sportif, imposait toutefois de faire preuve de tact et de pédagogie.
Tout le contraire de la brusque annonce, en pleine nuit, réalisée par les différents dirigeants. Et nous arrivons au nœud du problème du modèle actuel : la facilité, l’incurie et la corruption généralisée du modèle européen.
Quelques heures après, la suspension fracassante de la Premier League, JP Morgan a déclaré avoir « mal évalué le projet ».
La banque d’affaires ne faisait évidemment ni référence à son investissement financier de plusieurs milliards, ni au modèle économique sensé et éprouvé de la NBA. Nul doute que le manque de professionnalisme de dirigeants de club de premier plan l’a davantage surprise.
Quoi qu’il en soit, le football européen s’est professionnalisé en utilisant une croissance très facile (due à l’immense popularité du football au niveau mondial) comme paravent pour dissimuler, et des fautes de gestion dues à une incompétence crasse, et des collusions à tous les étages.
Les directeurs sportifs abusent des biens sociaux, les présidents truquent des matches, les agents pillent les comptes de leur joueur (voire l’affaire De Bruyne par exemple) pour nous limiter au domaine de la criminalité économique.
À l’exception de fonds vautour, peu de chances que ce modèle séduise nombre d’investisseurs financiers.
Avant de tenter une réforme du modèle européen aussi radicale que celle incarnée par la Super League, il sera donc nécessaire d’assainir la situation économique et financière des clubs et fédérations.
À moins de poursuivre dans la facilité et d’espérer que le Beautiful Game attire de nouveaux investisseurs désireux de s’acheter une image, ou suffisamment naïfs pour investir dans un puits sans fond.
Conclusions
L’échec fracassant de la Super League est symptomatique des errements d’un football européen en crise, qui se cherche un modèle.
Caractérisé par un professionnalisme amateur, il est à la croisée des chemins entre la création d’une industrie saine (capable d’accueillir des investisseurs financiers poursuivant des objectifs financiers ; les clubs ont largement le marché pour le faire), et une vision plus associative / sportive du football, certes romantique mais laissant la part belle aux profiteurs.
