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Rupture brutale de relations commerciales établies et crise sanitaire

Dernière mise à jour : 30 janv. 2021


Ce 10 août 2020, la période juridique protégée s’achève pour laisser place à deux mois de rattrapage, pendant lesquels les entreprises pourront effectuer les résiliations et non-renouvellement de contrat de leur souhait ; au risque d’une fièvre de résiliation qui pourrait entrainer une recrudescence des contentieux pour rupture brutale de relations commerciales établies.


Le sujet est d’autant plus brûlant que cette notion de rupture brutale de relations commerciales établies, est une des grandes oubliées d’une crise, qui en a pourtant sérieusement affectée les modalités.



Calendrier d’extinction des relations contractuelles et crise sanitaire


Dés le 23 mars dernier, la loi 2020-290 avait conféré tout latitude au gouvernement pour prendre des mesures « adaptant, interrompant, suspendant ou reportant le terme des délais prévus à peine de nullité, caducité, forclusion, prescription, inopposabilité, déchéance d'un droit, fin d'un agrément ou d'une autorisation ou cessation d'une mesure, à l'exception des mesures privatives de liberté et des sanctions »[1].


A ce titre, l’ordonnance 2020-306[2] avait disposé deux délais :

- L’article 1 de l’ordonnance prévoyait une période juridiquement protégée (, s’étendant du 12 mars 2020 à un délai d’un mois après la fin de l’état d’urgence sanitaire (initialement prévu le 24 mai 2020) ;

- L’article 5 de l’ordonnance prévoit un délai supplémentaire de deux mois après période juridiquement protégée des délais d’expiration de la résiliation et du non-renouvellement du contrat.


Eu égard à la loi de sortie de l’état d’urgence sanitaire[3], l’état d’urgence sanitaire s’est achevé le 11 juillet 2020 (hors Guyane et Mayotte, pour lesquels il est a été prorogé jusqu’au 30 octobre 2020). De ce fait :

- La période juridiquement protégée s’achève le 11 août 2020 ;

- Les parties souhaitant résilier ou s’opposer au renouvellement d’un contrat dans le délai serait survenu pendant la période juridiquement protégé, ont un délai supplémentaire à partir du 11 août jusqu’au 11 octobre 2020 pour le faire.


La période juridiquement protégé n’est pas une période d’amnistie : il ne s’agit que d’une période suspensions des délais durant laquelle le contrat est réputé devoir être exécuté selon les termes convenus. Les inexécutions contractuelles demeurent donc des fautes[4], mais ne sauraient être sanctionnées par l’application d’une clause résolutoire dont le délai expirerait pendant la période juridiquement protégée.



L’oubliée de la législation


Quid alors de la rupture brutale de relations commerciales établies, qui ne relève pas nécessairement d’une inexécution / faute contractuelle ? L’Article L442-1-II du code de Commerce[5] les distingue d'ailleurs explicitement :


II. - Engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait, par toute personne exerçant des activités de production, de distribution ou de services de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, en l'absence d'un préavis écrit qui tienne compte notamment de la durée de la relation commerciale, en référence aux usages du commerce ou aux accords interprofessionnels.

En cas de litige entre les parties sur la durée du préavis, la responsabilité de l'auteur de la rupture ne peut être engagée du chef d'une durée insuffisante dès lors qu'il a respecté un préavis de dix-huit mois.

Les dispositions du présent II ne font pas obstacle à la faculté de résiliation sans préavis, en cas d'inexécution par l'autre partie de ses obligations ou en cas de force majeure.


La rupture brutale de relations commerciales établies n’entre donc pas dans le champ de l’ordonnance 2020-306. S’il est donc certain que ce préjudice demeure réparable pendant cette période, la crise sanitaire n’est pas allée sans soulever plusieurs complexités dans le traitement de ces demandes en réparation.


Outre les difficultés d’ordre pratique (paralysie des tribunaux de commerce pendant le confinement, traitements prioritaires pendant la période d’urgence sanitaire[6], relatif engorgement depuis), trois problématiques demeurent.



La conjoncture justifie-t-elle une rupture sans préavis de relations commerciales établies ?


Cette problématique se subdivise en deux questions : la pandémie du covid-19 peut-elle être assimilée à un cas de force majeure (ou une imprévision) ? Une baisse très significative du chiffre d’affaires d’une société pendant la pandémie l’autorise-t-elle a interrompre sa relation commerciale sans préavis ?


La première question, d’ailleurs explicitement prévue par l’article L442-1-II du Code de Commerce cité supra, relève d’un point de droit qui devra être tranché au cas par cas par les avocats[7]. Reste que l’esprit de la loi est de garantir la loyauté, la bonne foi et une certaine prévisibilité au sein des affaires, et non de faire peser la responsabilités d’une faillite systématique sur le donneur d’ordre.


A cet égard la réponse à la seconde question réside dans la distinction entre rupture de circonstance, et opportunisme. La jurisprudence a parfois considérée qu’une rupture brutale de relations commerciales établies n’engage pas la responsabilité de son auteur lorsqu’elle s’explique par une situation économique particulièrement périlleuse[8].


Il est toutefois à charge du donneur d’ordre de produire les éléments économiques et financiers démontrant (i) l’ampleur de ses difficultés financière (ii) l’impact que la crise a eu sur lui, en miroir de l’impact qu’il a répercuté sur son partenaire commercial (iii) sa bonne foi, passant notamment par le fait que le donneur d’ordre ait traité équitablement l’ensemble de ses sous-traitants (et plus généralement qu’il n’a pas de volonté de nuire, ou d’évincer son sous-traitant).


Sur ces sujets, la jurisprudence place généralement la charge de la preuve au plaignant. Ces analyses sont néanmoins particulièrement intéressantes à réaliser pour le donneur d’ordre dans le cadre d’un pré-contentieux, afin d’éviter un procès chronophage.



Quel est l’impact de la conjoncture sur la durée du préavis ?


Par la force de l’exemple : un partenaire commercial souhaitant mettre fin à une relation établie en février 2020 peut-il considéré que le six mois écoulés de février à août 2020 sont compris dans la période de préavis ?


Rappelons que l’esprit de la loi est de sanctionner la brutalité de rupture d’une relation commerciale établie, en ce qu’elle ne laisse pas à la partie lésée le temps convenu pour se retourner. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle la durée usuelle de préavis d’un mois par année de relations commerciales établies est souvent augmentée en cas de situation de dépendance économique de la partie lésée[9].


La singularité de la situation économique durant cette période de crise sanitaire, accroit encore l’importance de l’analyse économique recommandée de jurisprudence constante[10] afin d’évaluer la durée du préavis. Cette analyse devra notamment porter sur, le volume d’affaires réalisé et sa progression, la présence d’une exclusivité, les spécificités du secteur concerné et les caractéristiques du marché en cause, les investissements effectués pour satisfaire les besoins de la relation et – dans ces derniers – la part irrécupérable/inutilisable à d’autre fins, la spécificité et/ou la notoriété éventuelle des produits, le temps nécessaire pour retrouver un partenaire, la dépendance économique, etc.


Nombre de ces critères doivent être reconsidérés à la lumière de la conjoncture inédite que nous traversons actuellement.



Quel est l’impact de la conjoncture sur le chiffrage du préjudice ?


Classiquement, une rupture brutale de relations commerciales établies est sanctionnée d’une indemnité correspondant à la perte de marge brute escomptée pendant la durée du préavis non réalisé.


« Le recours à la marge brute, qui est une notion comptable définie comme la différence entre le chiffre d’affaires hors taxes (HT) et les coûts HT, se justifie par le fait que la victime de la rupture continue de supporter certaines charges fixes [10] ».[11]


Habituellement assimilée à une marge sur coûts variable par les experts financiers, cette marge est souvent calculée par moyenne mobile, ou par extrapolation des dernières années / mois de relations commerciales, compte tenu de la saisonnalité et des éléments exceptionnels (Euro ou Mondial de football pour la vente de téléviseurs par exemple).


Au cas d’espèce, deux complexités supplémentaires doivent être traitées. Premièrement, comment définir la marge brute escomptée en période de pandémie ? Une simple prévision de l’historique ne saurait suffire. Dans ces prévisions de marge, il faudrait être en mesure de distinguer entre marge perdue du fait de la mauvaise conjoncture, et marge perdue du fait de la rupture alléguée. Pour ce faire, une approche mésoéconomique, se rapprochant par exemple des techniques de modélisation des pratiques de cartel, - qu’elle passe par une double différence ou de l’économétrie - serait judicieuse.


Deuxièmement – et plus fondamentalement – la marge perdue sera, par définition plus élevée dans un contexte de forte activité que dans un contexte de pandémie. Faut-il alors considérer les mois affectés par la pandémie comme à leur valeur réelle ou à une valeur corrigée de la pandémie ?


Cette question se pose avec d’autant plus d’acuité pour la période juridique protégé (12 mars au 11 août 2020) pour laquelle les résiliation et non-renouvellement de contrats étaient bloqués. L’intention du législateur étant manifestement de préserver les entreprises de ruptures irresponsables au plus fort de la crise, faut-il tenir compte de ces mois, quitte à amoindrir significativement le préjudice ? Toujours en suspens, cette interrogation justifie la réalisation de différentes modélisations du préjudice, ne serait-ce que pour en mesurer les impacts.



En guise de conclusion


Conscient des nombreuses complexités économiques et incertitudes juridiques de la notion dans la période à tensions qui s’ouvre, le cabinet Æque Principaliter propose un accompagnement économique et financier renforcé – à destination des donneurs d’ordres, de leurs partenaires ou des conseils juridiques de ces parties - sur les contentieux de ruptures brutales de relations commerciales établies.

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Notes et références

[1] Loi n°2020-290 du 23 mars 2020, article 112.b [2] Ordonnance n° 2020-306 du 25 mars 2020 [3] Loi n° 2020-856 du 9 juillet 2020 [4] Sauf cas de force majeure, imprévision ou fait du prince, mais il s’agit de points de droit à exposer à un avocat. [5] Code du Commerce, article L442-1-II

[6] Cf. ordonnance n°2020-304 du 25 mars 2020 : les juges ont pouvoir de rejeter les demandes jugées irrecevables sans possibilité de débat contradictoire.

[7] Brièvement, les conséquences de la pandémie du covid-19 sont susceptibles d’être qualifiées de force majeure s’il est établi qu’elles (i) échappent au contrôle du débiteur, (ii) ne pouvaient être raisonnablement prévues, (iii) ne pouvaient être raisonnablement évitées, (iv) rendent impossible la poursuite des relations commerciales. [8] Cf. Cour de cassation ,Com.8 novembre 2017 n°16-15.285 : en l’occurrence, le donneur d’ordre avait perdu 75% de ses commandes. [9] Dans la limite de dix-huit mois de préavis depuis l’Ordonnance n°2019-359 du 24 avril 2019.

[10] Cf. Cour d’Appel de Paris, 13 septembre 2017, n° 14/23934 [11] Cour de Cassation, Com. 23 janvier 2019, n° 17-26870.

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