Tous les pays reçoivent-ils les mêmes chiffrages ?
Certains de mes clients francophones me demandent parfois dans quelle mesure leur situation géographique impacte mes travaux de caractérisation et d’évaluation du préjudice.
Si je voulais faire un trait d’esprit un tantinet provocateur, je dirais que le plus gros du travail est de changer le nom des codes et le numéro des articles cités.
En réalité, il existe bien des nuances entre les différentes juridictions mais, en matière de chiffrage du dommage économique, il y a bien plus de commun que différences.
Quelques explications.
Napoléon et Jevons
S’agissant de la tradition civiliste, les fondements et principes communs hérités du droit romain, et surtout, du code Napoléon font évidemment beaucoup (le code civil belge, en cours de refonte depuis 2019, correspond ainsi encore majoritairement au code Napoléon de 1804).
Et même si la pratique évolue, justifiant d’ailleurs les volontés nationales de recodifier le droit civil, certains principes et outils de chiffrage commun demeurent solidement ancrés (au premier rang desquels la conception individualiste et réparatrice de la responsabilité civile, ainsi que le principe de réparation intégrale du préjudice qui en découle).
Au reste, les directives de l’Union Européenne tendent à uniformiser les différents principes et outils de chiffrage de préjudices économiques applicables. C’est notamment, le cas en termes de chiffrage de pratiques anticoncurrentielles (abus de positions dominantes et ententes) que la directive 2014/UE.
Et ce sera certainement le cas, demain, en matière de chiffrages de préjudices collectifs ; l’uniformisation des actions de groupe constituant l’un des principaux sujets d’étude des institutions européennes.
Mais surtout, le chiffrage de préjudice est davantage une affaire financière, économique voire mathématique que juridique.
Or ces matières ont en commun d’être assez peu sujettes à des différences d’interprétations ou de sensibilité. C’est la nature même des mathématiques de ne permettre qu’un seul raisonnement logique (encore que les règles puissent désormais différer).
Quant à l’économie et la finance, elles sont toutes deux dominées par des paradigmes dits « orthodoxes » qui sont très largement admises, voire inhérentes au capitalisme.
A titre d’exemple, le principe d’actualisation - exigeant que les sommes futurs soient décotés dans le présent pour tenir compte des principes de préférence pour la liquidité immédiate et d’aversion à la perte – était déjà appliqué par les industriels du XIXème siècle (Marx évoque brièvement le sujet dans le Capital).
Les méthodes de calcul et attentes des juges quant au chiffrage sont donc assez similaires. Tout au plus, existe-t-il encore d’importantes différences entre les différents systèmes de comptabilité ; lesquelles imposent évidemment un traitement différencié.
Ce pourquoi, la réalisation de chiffrage dans le cadre d’arbitrages internationaux est souvent plus ardue et chronophage qu’au sein de procédures classiques : un véritable effort de traduction et de mise en regard des comptabilités des parties doit être effectué.
A cet égard, notons que la comptabilité constitue, avec les grands principes de droit, les sources de travail de l’expert. Ces sources peuvent différer entre différents pays, mais la méthode reste similaire.
50 nuances de réparation intégrale
Le diable est dans les détails. Si les travaux sont similaires, certaines nuances peuvent toutefois considérablement impacter le montant du préjudice présenté par l’expert.
Non pas que ces nuances impactent la valeur du préjudice elle-même (un gain manqué de 100 euros n’est pas autre chose qu’un gain manqué de 100 euros), mais elles impactent fortement la réception du chiffrage par telle ou telle juridiction.
Prenons un exemple. Le principe de réparation intégrale du préjudice est accepté dans les droits français, allemands, suisses, et belges. Mais l’interprétation de ladite réparation intégrale diffère considérablement.
L’interprétation belge de la réparation intégrale est probablement la plus volontariste. Elle admet notamment une acceptation large de la notion de perte de chance (à la fois considérée – au sens strict – comme la perte certaine d’une éventualité favorable, et – dans une acceptation plus large – comme un dommage dont la causalité est incertaine, et potentiellement attribuable au dommage).
En outre, l’interprétation de l’imprévisibilité du dommage – limitant sa réparation intégrale – est quant à elle stricte, s’arrêtant à la prévisibilité de la nature d’un dommage et non à celle de son montant.
Notons, néanmoins, que la jurisprudence belge considère dans une certaine mesure la pratique de la mitigation du dommage bien qu’elle ne soit pas disposée par la loi.
La cour de Cassation française, en revanche, s’oppose formellement à la mitigation. Le droit français est, pourtant, plus restrictif que son homologue belge sur la définition de la perte de chance, et attache une importance plus grande à la notion d’imprévisibilité du dommage (avec une distinction moins stricte entre nature et montant).
Par conséquent, le bon expert financier aura tendance à présenter, pour le même cas, un chiffrage plus conservateur aux instances françaises que belges.
Et certainement plus conservateur encore à des juridictions allemandes ou suisses, qui assimilent davantage la réparation intégrale à une forme de réparation adéquate en l’espèce.
Ainsi, dans l’interprétation suisse (le droit allemand est relativement proche) – certainement la plus prudente – la réparation intégrale n’est envisageable que si :
les fautes qui la fondent sont illicites (viole un droit absolu de la victime – celui qui se voit empêché de se rendre au travail car une voiture est parquée devant son garage ne subit pas un dommage illicite, car il n'y a pas d'atteinte à un de ses droits absolus) ;
que les causalités entre les fautes et les dommages soient toutes adéquates (c’est-à-dire qu’il y ait non seulement causalité de fait, mais qu’elle ne soit pas fortuite) ;
Que l’incombance de mitiger le dommage ait été respectée de bonne foi par la victime.
Soyons justes : précisons que le droit allemand affirme avec plus de vigueur que son homologue suisse un certainement attachement au principe de réparation intégrale (du préjudice causé) ; affirmant notamment que le préjudice doit être intégralement réparé quelle que soit l’importance du montant du dommage, par rapport à la gravité de la faute (sous réserve de causalité adéquate).
Il n’en reste pas moins que l’expert financier réalisera des chiffrages plus conservateurs à destination des juridictions allemandes ou suisses.
Conclusions
L’expertise financière est avant tout une méthode de chiffrage fondée sur des méthodes économiques, mathématiques et financières largement partagées par les sociétés capitalistes.
Des juridictions différentes imposent donc essentiellement de traitement des sources (comptables et juridiques) différents.
Ces traitements différents reposent souvent sur des points de détail, mais peuvent faire toute la différence, quant à leur réception par le juge.
