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Champions de la perte de chance

Dernière mise à jour : 17 avr. 2021

Nous l’avons martelé : la modélisation de l’incertitude (la perte de chance) constitue l’une des principales difficultés de l’évaluation de préjudices.


Réservé à certains types de préjudices, le chiffrage par les options réelles constitue une excellente alternative aux méthodes traditionnelles (actualisation, scénarisation du gain manqué, etc.).


Il consiste en la transposition de pratiques de modélisation d’options financières à des options réelles d’investissement ou de management afin de traiter l’incertitude inhérente à ces situations.


Brève introduction à une méthode de chiffrage d’avenir.


Conditions et champ d’application


Naturellement, les préjudices ne présentent pas tous un schéma d’investissement transposable à des options financières.


Pour ce faire, il doivent survenir lors d’une première phase de développement en forte incertitude, et en anéantir les opportunité d’exploitation du projet dans une seconde phase.

Cette méthode est donc toute indiquée pour évaluer le vol d’une invention (d’un procédé, d’un médicament, etc.), la perte de fonds de commerce d’une start-up, ou l’expropriation illicite d’une industrie d’extraction (une mine notamment) en phase de prospection.

Précisons, à cet égard, que cette méthode est particulièrement utilisée par l’industrie d’extraction utilisent des modèles optionnels en soutien de leur décision d’investissement, notamment pour estimer l’opportunité d’un investissement en fonction du cours de matières premières.


Dans cette configuration,


  • la prime de l’option (son coût d’acquisition) s’assimile aux coûts de recherche et de développement, aux frais de structure de la start-up ou aux investissements de prospection ;


  • la maturité de l’option (sa durée de détention) constitue la durée pendant laquelle les coûts engagés pourraient déboucher la décision de commercialiser un produit ou sur le un lancement de l’extraction (le sous-jacent).


  • l’exercice de l’option donne de réaliser le sous-jacent, soit sur l’intégralité de la période de maturité (« options américaines »), à plusieurs reprises – définies à l’avance - durant cette dernières (« options bermudiennes ») ou exclusivement à échéance (« options européennes »), à un prix prédéterminé, nonobstant la valeur du sous-jacent (« prix d’exercice »). Une option bermudienne permet donc de simuler une prise de décision en plusieurs phases, sur des projets d’investissement ou de développement complexes.

A noter que les décideurs exercent leur option lorsque l’incertitude portant sur la rentabilité de leur projet / du gisement souffre est suffisamment réduite eu égards aux investissement effectués.


Cela ne signifie donc ni que l’incertitude est totalement levée lors de la prise de décision, ni même que la période de prospection soit suffisante pour lever la totalité de l’incertitude.


Un cas d’espèce – description d’une option réelle


Considérons un laboratoire pharmaceutique qui s’interroge sur l’opportunité de se lancer dans le développement d’un remède à une famille de maladies orphelines quelconque au cours d’une année n.


Le marché de ce remède est, par définition, très limité et ne serait rentable qu’en cas d’exclusivité.


Néanmoins, les dirigeants du laboratoire décide toutefois de débloquer une enveloppe de 3 millions d’euros afin de de consacrer une équipe réduite à de la recherche fondamentale sur les maladies orphelines pour les trois prochaines années (n-2 à n+1). Ces recherches sont évidemment hautement confidentielles.


Deux ans après le lancement du projet (en n donc), l’équipe estime pouvoir adresser un marché de maladies orphelines de 500 millions d’euros sur dix ans, à l’aide d’une solution dont le coût de développement et de commercialisation est estimé à 300 millions.


Forte de son expérience, l’équipe sait que l’agent actif au cœur de cette solution n’est pas encore stabilisée et est porteuse d’éventuels effets secondaires sévères pour 30% des patients.


Certains de ces effets secondaires pourraient également traiter d’autres maladies orphelines (toujours à hauteur de 30%). Des travaux de recherche supplémentaires sont nécessaires pour confirmer cette estimation.


Quelques jours après ce point d’étape, les dirigeants apprennent que leur principal concurrent a lancé son propre programme de recherche sur la base des premières conclusions de leur propre équipe.


En conséquence, ils décident d’abandonner le projet dont la rentabilité est désormais condamnée, et d’attaquer leur compétiteur pour parasitisme et concurrence déloyale.

Selon la méthode des options réelles, ce scénario peut être assimilé à la perte de chance d’exercice d’une option d’achat (ou “call”) européenne dont les modalités sont les suivantes :

  • un prix d’exercice de 300 millions d’euros correspondant aux coûts de développement et de commercialisation de la solution ;

  • une valeur du sous-jacent (le chiffre d’affaires généré par la solution) de 500 millions d’euros ;

  • une maturité de l’option correspond à la durée restante jusqu’à la fin de la phase exploratoire, à savoir un an (de n à n+1) ;

  • une volatilité des rendements espérés correspondant aux 30% de clientèle potentielle à la hausse comme à la baisse.

Reste à évaluer ladite option. Pour ce faire, le modèle de Black & Scholes est le plus utilisé.


Brève présentation du modèle de Black & Scholes


Le modèle de Black & Scholes consiste en le calcul de tous les cours possibles du sous-jacent à l’échéance de l’option, ainsi que la probabilité de chacune de ces occurrences, eu égard à une volatilité et une périodicité bien précise, et sur une base variable aléatoire en temps continu, suivant une loi de distribution log-normale.


Sur la base simple d’une action européenne ne donnant pas lieu à de dividendes (épargnons-nous cette complexité), le modèle donne :


pour une option d’achat "call" à maturité :


C_t=S_t*N(d_1 )-VA(K)*N(d_2)


pour une option de vente " put " à maturité :


P_t=VA(K)*[1-N(d_2 )]-S_t*[1-N(d_1 )]


avec


d_1=(ln⁡(V/K) + (R_F+ σ^2/2) * T)/(σ* √T)

d_2=d_1- σ* √T

Étant précisé que :

S_t = Le prix de l’action à l’instant t

K = Le prix d’exercice

VA(K) = Valeur actuelle / prix d’une obligation sans risque de mêmes caractéristiques (volatilité, échéance, rendement) que le sous-jacent ;

T = Durée jusqu’à la maturité de l’option (en année)

σ = volatilité implicite du sous-jacent (mesuré comme par écart-type des rendements)

N(x) = Fonction de répartition de la loi normale centrée réduite (moyenne = 0, écart type = 1)


Retour au cas d’espèce


Revenons à notre chiffrage de perte de chance de développement du remède. Considérant un taux d’intérêt de l’actif sans risque à un an de 2%, le modèle de de Black & Scholes donne :


d_1=1,92 ;

d_2=1,62 ;

N(d_1 )=0,9725

N(d_2)= 0,9473

Et finalement une valeur d’option C_t=S_t*N(d_1 )-VA(K)*N(d_2)= 500 * 0,97 – (300/1,02) * 0,95 = 207,70


Soit une valeur de l’investissement à date de 207,7 millions d’euros.


Cette évaluation avoisine la rentabilité de 200 millions anticipée par le laboratoire car la volatilité (30%) et la durée résiduelle (un an) sont assez faibles. La valeur de l’option (c’est-à-dire la possibilité d’abandonner un projet incertain) est donc mécaniquement plus faible.

En revanche, si nous considérons une durée de deux ans et une volatilité de 50%, la valeur de l’option s’élèverait à 244,05 millions de dollars.


La rentabilité estimée par là le laboratoire serait alors, en effet alors plus susceptibles, de variations à la hausse comme à la baisse (dont l’option la prémunit).

Disons, pour finir, deux mots de l’implication du chiffrage par les options réelles sur le principe de réparation intégrale du préjudice :

  • l’investissement de départ de 3 millions ne saurait exigé en réparation du préjudice subi (cet investissement aurait été effectué en manière) ;

  • le chiffrage par option réelle suppose l’existence d’une couverture, en l’occurrence la possibilité de réorienter une partie de l’investissement vers d’autres projets. Or, dans le cadre de la réparation intégrale du préjudice, la marge générée par ces investissements après redirection doit être déduite du chiffrage. Il convient donc de justifier et de chiffre précisément lesdits investissement, sauf à survaloriser indument le dommage.

Au-delà des ces quelques règles limitant l’utilisation des options réelles en matière de chiffrage de préjudice, l’évaluation d’une option financière – que ce soit avec Black & Scholes ou tout autre modèle – implique des hypothèses restrictives et limites intrinsèques (hypothèses d’efficience et de liquidité du marché, modélisation de la volatilité du sous-jacent sans prise en compte du de ce dernier ou de la volatilité propre à l’action, etc.).


Conclusions


Si le modèle de chiffrage par les options réelles est particulièrement intéressant et plus en plus utilisé – notamment en arbitrage international (voir l’affaire Glamis Gold Ltd v. The United States), il est encore peu retenu par les tribunaux.


Le chiffrage par les options réelles pourrait toutefois se démocratiser dans les années à venir à mesure que les expertises financières du préjudice s’affinent et se technicisent. Ceux qui connaîtront cette méthode et sauront l’utiliser à bon escient auront alors quelques longueurs d’avance.


Nous nous retrouvons la semaine prochaine pour de nouveaux regards, moins techniques, sur l’actualité du droit.




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