Reconfinement et pertes d'exploitation
Dernière mise à jour : 30 janv. 2021
Bis repetita placent ?
Chères toutes, chers tous,
Peut-être avez-vous déjà lu ces quelques lignes publiées par Jean-François Piège sur son compte Facebook le 11 novembre dernier :
“Voilà comment s’exprime la solidarité d’AXA en parallèle de la com institutionnelle : après avoir refusé de nous indemniser, AXA a voulu nous faire signer un avenant qui diminuait nos garanties. Nous avons refusé. J’ai reçu hier ce courrier de résiliation signé Guillaume Borie.”
Le célèbre chef résume bien les inquiétudes ressurgies chez nombre d’entrepreneurs durant ce reconfinement:
l’assureur est-il toujours dans son bon droit ?
quand et comment prétendre à une indemnisation des pertes d’exploitation ?
vers quels interlocuteurs se tourner ?
comment chiffrer une perte d’exploitation ?
Retour sur quelques leçons apprises depuis le printemps dernier. Et, puisque l’histoire aime la répétition, nous reparlerons un peu d’AXA (pas de chance pour eux).
Les enseignements de l’affaire Axa-Rostang
Rappelons que le 22 mai dernier, le président du tribunal de commerce de Paris avait rendu une ordonnance de référé [lien source] aux termes de laquelle l’assureur AXA France avait été condamné à verser une provision d’urgence de 45.000 euros à la maison Rostang (détentrice de quatre restaurants) pour un manquement à sa responsabilité contractuelle sur une clause d’assurance des « pertes d’exploitation pour mesures administratives ». Cette ordonnance, qui depuis a fait jurisprudence, porte deux enseignements pour les assurés désireux de se lancer dans une demande d’indemnisation.
Premier enseignement : Que nos amis entrepreneurs se rassurent, la crise sanitaire n’est pas inassurable per se, et la responsabilité contractuelle de l’assureur peut être recherchée. Pour ce faire, l’analyse des polices et contrats d’assurance par un avocat spécialisé est salutaire.
Second enseignement : le recours à un expert financier est secourable dans le chiffrage de perte d’exploitation. C’est pourquoi, le président du tribunal, s’était limité limité à ordonner une provision d’urgence de 45.000 euros (pour soutien de trésorerie) avant de confier la réalisation du quantum à un expert financier.
Plus tard, c'est trop tard ?
Est-il judicieux d’abandonner totalement l’intervention d’un expert financier à la volonté du juge ? Au-delà d’une évidente question de budget, rappelons que, classiquement, un dommage n’est réparable que dans la mesure où il est évaluable.
L’expert financier est au chiffre ce que l’avocat est au droit. Où le second sait estimer des perspectives de victoire, le premier sait chiffrer des espérances de gain. Faire intervenir un tandem avocat-expert financier au plus tôt, c’est réduire au maximum son incertitude juridique et faire sa demande d’indemnisation en toute sérénité.
Dans le cas des pertes d’exploitations , l’expert financier se base d’ailleurs sur les mêmes documents de base que l’avocat (polices et contrats d’assurance).
Fondamentaux du chiffrage des pertes d’exploitation
L’art de bien lire
Est-ce à dire que l’expert financier lit le contrat d’assurance et recopie ce qui est écrit ? Dans le meilleur des mondes, oui. Dans les faits, il s’agit de modéliser les stipulations contractuelles permettant de calculer l’indemnisation (le cas échéant), dans la limite de l’intention des parties.
Cette limite prend tout son sens, lorsque les stipulations contractuelles n’ont pas la rigueur et la précision qu’exige une stricte modélisation financière (à titre d’exemple rappelons simplement que ni la notion de marge brute, ni celle d’EBITDA n’ont de définition financière précise), et que l’expert financier doit se livrer à un travail interprétatif important.
Et ça, c’est dans le cas de stipulations contractuelles (exploitables). En leur absence - et en leur absence seulement - l’expert financier devra revenir au cadre général du droit, notamment utilisé pour évaluer des pertes d’exploitation consécutive à une faute relevant de la responsabilité extracontractuelle (une rupture brutale de relations commerciales établies par exemple).
La réparation intégrale du préjudice
Dans cette perspective, la jurisprudence pose un grand principe, dit de la réparation intégrale du préjudice (souvent synthétisé par l’adage: “tout le préjudice, rien que le préjudice”).
Classiquement, respecter le principe de réparation intégrale revient à (i) modéliser une situation financière contrefactuelle – ce qui se serait passé en l’absence de préjudice mais toutes choses égales par ailleurs –, et (ii) à lui soustraire la situation réelle, de sorte que la différence équivaille au montant du préjudice.
En l’occurrence, les pertes d’exploitation dues à la pandémie / au reconfinement (le préjudice) équivalent à la différence entre la situation financière théorique hors pandémie/reconfinement, et la situation financière réelle (c’est pourquoi, les économies permises par le chômage partiel – par exemple – amoindrissent donc systématiquement le préjudice subi au titre des pertes d'exploitation).
L’impact trésorerie des pertes subies devra systématiquement être calculée par capitalisation des montants nets décaissés (c’est-à-dire après déduction des charges éventuellement économisées) au taux de placement (Euribor a minima) ou de réinvestissement en vigueur (ROI de la société ou du groupe).
L’expert financier disposent de plusieurs outils pour réaliser le chiffrage des pertes d’exploitation dans le cadre de ce grande principe.
La perte subie (damnim emergens)
Le premier outil de chiffrage, les pertes subies, peut se définir comme la différence entre :
les coûts qui n’auraient pas été encourus en l’absence de pandémie / reconfinement (coûts de mise aux normes, d’achats de masque et de gels hydroalcooliques, de destruction de stocks de denrées périssables, de baisse de valeur de fonds de commerce, d’image de marque, de réorganisation, de surinvestissement…) ;
et les coûts économisés du fait de la pandémie/du reconfinement (loyers gelés et fraction de la masse salariale notamment).
L’approche par les pertes subies présente l’avantage d’être simple à justifier (à l’aide de la comptabilité, des factures et de relevés bancaires de l’assuré) dès lors que la causalité entre la pandémie / le reconfinement, et les surcoûts allégués est aisée à établir (pour l’achat de masques par exemple), mais elle ne saisit que très imparfaitement la notion de préjudice futur et est aveugle aux questions de rentabilité.
Aussi, les pertes subies ainsi déterminées sont-elles souvent présentées comme plancher indemnitaire , et sont accompagnées d’un chiffrage de gain manqué qui peut être alternatif ou additionnel.
Dans ce dernier cas, une attention particulière doit être apportée à d’éventuels double chiffrages entre les deux approches : en vertu du préjudice de réparation intégrale du préjudice présenté plus haut, le coût d’un masque ne saurait à la fois (i) être réclamé en tant que perte subie, et (ii) être intégrer dans le calcul du gain manqué.
L’impact trésorerie des pertes subies devra systématiquement être calculé par capitalisation des montants nets décaissés (c’est-à-dire après déduction des charges éventuellement économisées) au taux de placement (Euribor a minima) ou de réinvestissement en vigueur (taux de rentabilité des capitaux investis de la société ou du groupe).
Le gain manqué (lucrum cessans)
Le second outil de chiffrage, le gain manqué, correspond à la perte de marge sur coût variables (c’est-à-dire une différence entre la perte de chiffre d’affaires et les charges économisées du fait de la perte d’activité) imputable à la pandémie / au reconfinement.
Il s’agit, à notre sens, de l’outil le plus à même de modéliser les conséquences d’un arrêt d’activité / d’une perte d’exploitation liées à la crise sanitaire.
L’évaluation de ce différentiel consiste, concrètement :
à établir un durée de distorsion du marché due à la pandémie, après laquelle un retour à la normale est présumé ;
à évaluer quelle aurait été – sur cette période – la marge sur coûts variables en l’absence de pandémie / reconfinement ;
éventuellement, à prolonger la marge sur coûts variables réelle pour une période future qui serait encore impactée par la pandémie/ d’autres périodes de confinement ;
à effectuer le différentiel entre marge sur coûts variables contrefactuelle (en l’absence de pandémie / reconfinement) et marge sur coûts variables réelle.
Pour ce faire, l’expert financier se basera sur des données contractuelles, budgétaires et historiques de la société, ainsi que des données de marché dûment documentées.
Le travail de modélisation est donc plus complexe, et critiquable, que sur un chiffrage de pertes subies, mais aussi plus à même de transcrire les éventuels impacts futurs d’un préjudice ; point fondamental, eu égard à l’impact de long terme et aux éventuelles prochaines vagues.
De même que pour les pertes subies, l’expert financier calculera l’impact de trésorerie par capitalisation (au taux de placement ou de réinvestissement) des périodes passées, et actualisation (au coût moyen pondéré des capitaux propres) des périodes futures.
A cet égard, toute perte d’exploitation liée à un retard contractuel de chantier ou d’une quelconque sous-traitance pouvant être entièrement rattrapé par sa simple exécution, se résume à l’impact de trésorerie produit par le retard des paiements.
Cet effet, ne vaut bien évidemment pas en cas de calendrier contraint par des pénalités ou surtout lié à un événement spécifique (nous songeons notamment à l’Euro 2020), auquel cas la perte d’exploitation n’est pas rattrapable et excède largement un simple décalage de trésorerie.
Précisons, enfin, que le gain manqué intègre parfois des opportunités ponctuelles, plus ou moins difficiles à justifier à l’aide de données historiques (annulation du lancement d’un nouveau produit ou de la signature d’un contrat par exemple).
Il s’agit d’un cas particulier du gain manqué, qualifié de perte de chance, pour lequel la marge sur coûts variables escomptée doit rigoureusement être probabilisée en fonction des éléments de certitudes disponibles (en fonction de l’avancement du développement du nouveau produit, de la concurrence à la signature du contrat etc.).
Nous reviendrons en détail sur cette notion de perte de chance dans notre article de la semaine prochaine, à travers un exemple frappant.
Conclusions
Aisé si les stipulations contractuelles sont limpides (auquel cas nous vous recommandons de vous passer d’expert financier), le chiffrage de pertes d’exploitation se complexifie fortement si lesdites stipulations sont sibyllines ou absentes.
Nous serions alors ravi, chères toutes, chères tous, de vous assister dans le chiffrage de votre demande d’indemnisation.
En tout cas, nous espérons que ces quelques lignes auront aidé quelques entrepreneurs et indépendants souffrant de ces temps incertains.
Nous nous retrouvons dès vendredi prochain pour de nouveaux regards économiques sur l’actualité du droit.
Bien à vous,
Arnaud Cluzel

Crédit photo : https://coco-paris.com/
#covid, #litigation, #prejudice
Références
Ordonnance du vendredi 22 mai 2020, affaire RG 2020017022 entre SAS Maison Rostang et SA AXA France IARD.